19 octobre 2025

Temps de lecture : 6 min

Désinformation : pour reprendre la main face aux manipulations géopolitiques, les médias doivent cesser d’être naïfs (ou intéressés)

Ingérences, IA, réseaux sociaux… La désinformation change d’échelle. Les médias et l'autorité de régulation doivent muscler leur jeu pour protéger la vérité et retisser la confiance avec le public.

©Cyrille Frank v/ Midjourrney

C’est une guerre silencieuse, mais bien réelle. Chaque année la France subit près de 1200 opérations de déstabilisation numérique. Ces campagnes venues de l’étranger visent à semer le doute et à fracturer la société.

C’est ce que nous a expliqué Marc-Antoine Brillant, Chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères du Viginum, lors de la 3e édition des Rencontres de la Presse d’Information,

Le Viginum, agence nationale créée en 2021 après les Gilets jaunes et la pandémie, traque ces manipulations. Sa mission : repérer, documenter et contrer les opérations d’ingérence numérique.

Les auteurs exploitent les émotions, les polémiques, les peurs. Rien n’est anodin. L’affaire des punaises de lit, amplifiée à la veille des JO, l’a montré : un fait divers peut devenir une arme d’influence.

Selon le rapport de Viginum, neuf campagnes sur dix viendraient de la Russie. Tout comme l’affaire des étoiles de David taguées sur les portes à Paris, les mains rouges sur le mémorial de la Shoah, les cercueils devant la Tour Eiffel, les têtes de cochon devant les mosquées

Mais d’autres acteurs s’activent, comme l’Azerbaïdjan, notamment en Nouvelle-Calédonie. Le but : affaiblir la cohésion sociale et décrédibiliser les institutions.

En atteste par exemple ce clip de rap qui tourne sur les réseaux depuis le 14 mars 2025. Dans cette vidéo publiée sur la page Facebook du « Baku Initiative Group », les paroles du chanteur sont explicitement séditieuses : le »Nouvelle-Calédonie brûle leur loi, brûle leur règne, impose ton drapeau », ou encore « Nouvelle-Calédonie prend les armes ».

Le fact-cheking ne suffit plus – voire peut être contre-productif

Les médias sont en première ligne. Mais à l’ère de l’IA générative, le faux se fond dans le vrai. Des clones de sites d’information, comme ceux du réseau Doppelgänger, imitent France Info pour tromper le public.

Face à cette sophistication, le fact-checking ne suffit plus. Il faut revenir à l’enquête, à la vérification des sources, à la traque numérique estime Marc-Antoine.

D’ailleurs l’opération « Matriochka » montre comment les fact-checkers sont manipulés pour amplifier de fausses informations, comme l’explique bien la vidéo ci-dessous :


Coopérer pour mieux résister aux déstabilisations

Pour soutenir les journalistes, l’agence a signé un partenariat mercredi 15 octobre avec France Télévisions. Objectif : aider les rédactions à mieux identifier les manipulations et à mener leurs propres enquêtes.

Le partenariat repose sur trois leviers :

  • Soutien technique aux investigations.
  • Formation des journalistes à la sécurité et aux techniques d’investigation en sources ouvertes.
  • Sensibilisation du public grâce à des ressources pédagogiques.

Dans le cadre du Tour de France de l’EMI, le groupe France Télévisions contribue à la formation des enseignants à l’éducation aux médias et à l’information. Grâce à son partenariat avec VIGINUM, le groupe renforcera la lutte contre les ingérences étrangères dans ses actions en sensibilisant concrètement les enseignants aux enjeux de la menace informationnelle.

Sur Lumni, le groupe public proposera aussi une série de contenus audiovisuels éducatifs sur cette thématique, élaborée grâce à l’expertise de VIGINUM.

C’est un tournant : la lutte contre la désinformation devient une discipline journalistique à part entière.

Empêcher collectivement l’amplification des manipulations

Les attaques se multiplient parce que les médias agissent encore trop souvent seuls. Pourtant, la désinformation ne connaît pas de frontières : elle circule d’un média à l’autre, d’une langue à l’autre, d’un pays à l’autre.

Pour Marc-Antoine, cette désinformation est un travail de sape lent et redoutable :

« Le poison de la désinformation agit lentement, il fracture la cohésion sociale »

La riposte doit donc être collective. Partager les alertes, croiser les signaux, unir les forces. Des alliances entre rédactions, écoles de journalisme et institutions publiques commencent à émerger.

L’objectif : détecter plus tôt les campagnes suspectes et empêcher leur amplification.
Cette coopération n’affaiblit pas l’indépendance éditoriale. Au contraire, elle la renforce. Elle permet de mieux défendre le terrain commun : l’accès du public à une information fiable.

Revenir sur les réseaux : « il faut être dans l’avion pour le détourner »

Selon Marc-Antoine, il est important d’investir ou réinvestir les réseaux sociaux.

Les manipulations prospèrent sur les plateformes parce que les médias y sont trop absents. Pourtant, c’est là que se joue la bataille de l’opinion : TikTok, X, Facebook, Telegram, WhatsApp sont devenus les nouveaux espaces publics.

Ignorer ces terrains, c’est abandonner le combat. Les rédactions doivent reprendre la parole là où se trouvent les citoyens.

Je partage cet avis. Trop de médias et journalistes ont déserté X en 2024 pour protester contre les dérives d’Elon Musk. Je comprends l’argument : surtout ne pas alimenter le modèle économique du joujou du milliardaire néo-nazi. Mais, c’est se méprendre sur l’impact d’un tel boycott qui laisse au contraire les mains libres aux pires fascistes, pro-russes, Maga, islamistes : tous les ennemis affichés de la démocratie.

C’est aussi un peu naïf d’imaginer que les moindres recettes publicitaires pourraient dissuader cet idéologue de poursuivre sa « mission ». Il a déjà perdu des dizaines de millions sans que cela ne l’arrête.

Ceci dit, j’ai moi-même du mal à me mettre sur le débilitant TikTok, instrument de manipulation et faille de sécurité informatique majeure au service du PCC. D’autant que je suis assez convaincu que la Chine sera notre ennemi frontal dans quelques années, et bien plus redoutable que la Russie. Pourtant, j’ai conscience qu’il faudrait que je le fasse, pour décrire les dérives de la plateforme, de l’intérieur.

Retisser la confiance : le vrai défi

La presse locale a ici un rôle majeur. Elle connaît les territoires, les gens, les communautés. Elle peut raconter le quotidien, répondre aux rumeurs et reconstruire la confiance de proximité.

D’autant qu’elle bénéficie du meilleur taux de confiance de la population (63%) parmi tous les médias : C’est ce que montre le rapport Reuters 2024 dont j’ai fait une synthèse là.

La désinformation n’est pas un phénomène passager. C’est un travail d’usure qui mine la confiance dans les institutions, les journalistes et le débat public.

Changer les formats, être plus accessible, moins distant (ou condescendant)

Les médias peuvent aussi se rapprocher de leurs publics en usant de formats plus incarnés, plus pédagogiques, mais sans céder sur la rigueur.

Ils doivent aussi rendre visibles leurs méthodes, expliquer comment une enquête se construit, et se « raconter davantage » estime Sophie Gourmelin, présidente du groupe Ebra. Dire d’où vient une photo, un témoignage, une donnée. Et reconnaître leurs erreurs quand elles existent.

L’IA, les réseaux et la vitesse ne condamnent pas le journalisme. Ils le forcent à redevenir un métier de sens, de terrain et de pédagogie.

Informer, ce n’est plus seulement publier. C’est aider à comprendre, débattre et réparer le lien entre médias et citoyens. D’où ma conviction aussi que les médias doivent réhabiliter des espaces de discussion apaisés, et reprendre la main sur la conversation.

Pour leur survie économique d’abord, mais aussi pour le bien commun. Les médias d’information et la presse en particulier (papier et numérique) sont vitaux pour la démocratie. Les déserts d’information américains -issus de la crise de 2008 ont pavé la voie au Trumpisme.

Et l’on sait que la disparition des journaux entraîne une baisse du vote et une montée de la corruption.

Arrêter la course à l’audience à tout prix

Les chaînes de télé en direct sont les plus concernées, surtout LCI et BFM qui ont repris la fameuse saillie d’Yvan Audouard : « une information, un démenti, ça fait deux informations. Et c’est toujours la fausse qui reste dans les mémoires. »

Quand ces chaînes invitent les représentants de la Russie sur les plateaux, tel le représentant ou leurs porte-paroles officieux, sous prétexte d’équilibre, elle ne servent pas l’information.

Quand elles laissent s’exprimer les théories antivax ou quand elles invitent Didier Raoult jusqu’à plus soif, bien après qu’on a révélé combien ses études étaient fausses, elles ne servent pas le citoyen.


Quand elles alimentent systématiquement le feu des polémiques pour tirer le fil de l’audience et créer du bruit sur les réseaux sociaux, elles contribuent à détruire notre bien commun.

Et la passivité de l’Arcom en la matière est tout à fait étonnante, mais on a compris que son ancien président se voyait plus comme un défenseur des libertés, qu’un régulateur (égo, quand tu nous tient).

Conclusion

Il est temps de prendre sérieusement la mesure du danger et d’arrêter de danser sur le volcan. Il en va de la cohésion sociale et de la santé de nos démocraties chahutées de tous côtés. Pourvu aussi que la puissance publique l’entende et ne lâche pas toutes les aides nécessaires à sa survie. Comme l’a exprimé Pierre Louette avec vigueur lors du discours final de cette rencontre, « son importance dépasse largement son poids économique ».

En résumé

  • La désinformation est organisée et géopolitique.
  • Les médias doivent enquêter collectivement.
  • La presse doit revenir sur les réseaux sociaux.
  • La transparence et l’incarnation reconstruisent la confiance.
  • La lutte contre la manipulation ne se gagnera pas par des slogans, mais par un journalisme plus fort, plus uni, plus proche du public.

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