TikTok veut devenir l’Amazon de la GenZ... mais se rend compte que c'est moins facile que prévu


  • Alors que la frontière entre social et commerce devient de plus en plus poreuse et que son pouvoir de prescription n'est plus à démontrer, TikTok pense pouvoir devenir un poids lourd de l'e-commerce.
  • Sauf que ses premières expérimentations au Royaume-Uni et en Indonésie sont loin de rencontrer le succès espéré. On vous explique pourquoi.

Pas évident de réunir le meilleur de deux univers, le social et l’e-commerce, qui brassent chacun des milliers de milliards de dollars chaque année, mais semblent, aujourd’hui encore, difficiles à réconcilier. Après les échecs de Facebook, qui a pâti de la fuite de ses utilisateurs, et d’Instagram qui peine, lui, à concrétiser la dernière marche (son programme Check Out est en beta depuis… plus de 3 ans), c'est au tour de TikTok d’en faire l’amer constat. 

Le Financial Times vient en effet de révéler que le géant chinois du divertissement avait renoncé à déployer ses TikTok Shops aux Etats-Unis et en Europe, comme prévu initialement. Ces shops, pour l’instant uniquement déployés au Royaume-Uni et en Asie du Sud-Est, permettent aux marques de vendre leurs produits directement depuis TikTok, avec la possibilité d’intégrer des liens cliquables au sein de leurs vidéos et de leur live shoppings, de même que celle de créer une boutique e-commerce au sein d’une rubrique dédiée. Dans ce programme, c’est TikTok, et non les vendeurs, qui définit les conditions de ventes (politique de retour, options d’expédition) et gère la logistique, via des partenaires. 

TikTok Shop générerait moins de 1 million de dollars de transactions par jour au Royaume-Uni

La mayonnaise n’a cependant pas vraiment pris au Royaume-Uni, nous explique le Financial Times. Pas plus les influenceurs, qui sont censés jouer le rôle d'hommes-sandwichs, que les utilisateurs, qui doivent eux mettre la main au portefeuille, ne se sont laissés séduire. TikTok Shop générerait moins de 1 million de dollars de transactions par jour au Royaume-Uni selon The Information. Et c’est forcément décevant au regard des investissements consentis par l’application pour amorcer la pompe (ventes subventionnées et frais de livraison offerts) et de son audience sur ce marché : 9 millions de visiteurs uniques mensuel au Royaume-Uni. 

Cela s’explique notamment par la difficulté qu’a TikTok à attirer des vendeurs reconnus. A part quelques gros acteurs chinois comme Xiaomi, ce sont surtout des marques anonymes et des produits très bon marché qui sont proposés à la vente lors des livestreams maison. Les vendeurs européens plus établis resteraient, eux, notamment refroidis par la jeunesse de l’audience de TikTok, selon The Information. C’est un problème à l’instant T, ce le sera sans doute moins avec le temps puisque TikTok va, comme Snapchat avant lui, “vieillir” en même temps que son audience. Mais cela complique sérieusement les débuts de TikTok dans l’e-commerce.

L’e-commerce, c’est pour TikTok le dernier étage d’une fusée que Bytedance, sa maison-mère, espère faire monter jusqu’au Nasdaq. Le premier étage, c’était l’audience, dont TikTok explose aujourd’hui les compteurs. La plateforme devrait prochainement dépasser la barre des 1,5 milliard d’utilisateurs, se rapprochant progressivement  des 2 milliards d’Instagram. Le deuxième étage, c’était la monétisation de cette audience via la publicité. Cette activité a évolué au diapason de la croissance de l’audience de TikTok puisque ce dernier va peser plus que Twitter et Snapchat réunis en matière de revenus publicitaires. TikTok devrait atteindre les 11 milliards de dollars de revenus publicitaires en 2022, soit le triple par rapport à 2021. 

Les ambitions de TikTok sur l’e-commerce n’ont donc rien d’étonnant. La suite logique, c’était évidemment de pouvoir proposer aux utilisateurs d’acheter les produits qu’ils découvrent au sein de l’application mais de le faire, cette fois, en son sein. C’est d’autant plus naturel que la frontière entre social et e-commerce devient de plus en plus poreuse. Les grandes plateformes sociales vont de plus en plus loin dans le tunnel de conversion (de l’affichage de la publicité jusqu’à l’acte d’achat) et, à l’inverse, les e-commerçants enrichissent, eux, l’expérience de navigation avec du contenu (avis produits, tests vidéos, live shopping). Dernier exemple en date, Zalando qui vient d’annoncer le rachat du site Highsnobiety

Le hashtag #tiktokmademebuyit (14 milliards de vues en cumulé) est devenu le faiseur de rois de la catégorie beauté d'Amazon

Pour tous, un enjeu : réinventer l’expérience d’achat alors qu’une bonne partie de la GenZ ne veut plus simplement faire du shopping, elle veut le faire d’une manière ludique, voire en s’amusant, comme en atteste la réussite d’un Shein. TikTok est idéalement positionné pour y arriver puisque l’on parle d’une plateforme dont le pouvoir de prescription n’est plus à démontrer, capable en une vidéo virale de provoquer des ruptures de stocks sur les fers à lisser ou les rollers vintage. Une plateforme dont le hashtag #tiktokmademebuyit (14 milliards de vues en cumulé) est devenu le faiseur de rois de la catégorie beauté d’Amazon. Enfin une plateforme au sein de laquelle les “hauls” (cette pratique qui voit un utilisateur dévoiler ses achats dans une courte vidéo) sont devenus légions. 

“Si l’essentiel des transactions s’opèrent toujours chez Amazon, c’est évident que TikTok a révolutionné toute la phase de découverte des produits”, résume Frédéric Clément, chief strategy officer de Lengow. De fait, la plateforme assure que ses utilisateurs sont 1,7 fois plus susceptibles d'acheter les produits qu'ils découvrent via l'application que chez ses principaux concurrents. Comment l’expliquer ? La créativité de ses utilisateurs n’y est pas pour rien. Mais le mérite en revient également à cet algorithme de recommandation dont l’efficacité lui a permis de bousculer la hiérarchie des plateformes sociales. Un algorithme qui pourrait faire des merveilles si TikTok le mettait au service de son nouvel objectif e-commerce. 

Tout comme il est capable de proposer aux utilisateurs de la plateforme de nouvelles vidéos qui les amuseront, quasiment à l’infini, cet algorithme est sans doute capable de leur proposer des articles bien ciblés, qu’ils seront susceptibles d’acheter. Charge aux marques présentes au sein de la plateforme d’utiliser des leviers marketing comme le hashtag challenge, le live shopping ou l’influence marketing, à bon escient . Par exemple, une marque qui profite du hashtag #shoeschallenge, un défi invitant chacun à montrer ses paires de chaussures via une vidéo, pour présenter une nouvelle collection.

En Chine, Douyin a contribué à générer plus de 240 milliards de dollars de ventes cette année, soit le double des revenus générés en 2021

La Chine est un parfait exemple de ce que Bytedance, la maison-mère de TikTok, peut réussir en matière de social commerce. “Le pendant chinois de TikTok, Douyin, est devenu un géant de l’e-commerce sur son marché domestique”, rappelle Frédéric Clément. Le groupe a en effet introduit la possibilité d’effectuer des achats e-commerce au sein de son navire amiral, Douyin, en Chine. Selon The Information, cette activité a contribué à générer plus de 240 milliards de dollars de ventes cette année, soit le double des revenus générés en 2021. A titre de comparaison, Amazon réalise près de 600 milliards de dollars de GMV dans le monde (en incluant son activité de marketplace). C’est désormais une équipe de 3 000 personnes qui est chargée du développement de cette activité sur laquelle Douyin prélève 3 à 5% de commission. Preuve que rien n’est impossible : des marques prestigieuses comme Estée Lauder et Lancôme ont rejoint le programme. 

Ce virage e-commerce est d’autant plus vertueux qu’il aide également ByteDance à dynamiser son activité publicitaire. Les marques qui vendent leurs produits sur Douyin ont en effet tendance à dépenser plus en publicité. Pas vraiment une surprise dans un contexte où, disparition des cookies tiers et des identifiants publicitaires oblige, il leur est devenu de plus en plus difficile de mesurer la performance de leurs campagnes sur l’Open Web. Elles n’ont pas ce problème chez Douyin vu que tout se passe au sein d’un même environnement, de l’affichage de la pub à l’achat. C’est la force du modèle “walled garden” et c’est ce qui a permis à Amazon de devenir rapidement un géant de la publicité. 

Le problème, c’est que la Chine n’est pas l’Europe. Et si les consommateurs chinois ont tous pris le virage du social commerce (363 milliards de ventes en 2021, soit 13% de l’e-commerce chinois selon eMarketer), on peut difficilement en dire autant de leurs homologues occidentaux. Le social commerce pèse moins de 5% de l’e-commerce américain, toujours selon eMarketer. Le ratio est encore plus faible en Europe. L’incapacité d’Instagram Check Out à passer le cap de la beta en atteste, il est difficile de faire changer les mentalités. “Même si on a des audiences conséquentes, la notion de contexte reste importante en e-commerce, rappelle Frédéric Clément. C’est loin d’être évident de réussir à aller jusqu’à la transaction quand on est étiqueté plateforme média.”

"Je ne comprends toujours pas vraiment comment vendre via TikTok Shop"

Cet influenceur indonésien qui ne dépasse pas les 5 ventes par livestream, alors qu’il cumule plusieurs millions de vues, en sait quelque chose. "Je ne comprends toujours pas vraiment comment vendre via TikTok Shop", déclarait-il au média Rest of world. Et de rappeler une évidence : “La différence avec les autres applications où je vends bien, c’est que ce sont de véritables marketplace là où TikTok est un média social.” 

Oui, les plateformes sociales, qu’il s’agisse de TikTok ou Instagram, sont incontournables, en haut de funnel, pour faire découvrir de nouveaux produits. Peuvent-elles l’être tout autant jusqu’au moment de mettre son article en panier ? Rien n’est moins sûr. Parce que, comme l’a rappelé Frédéric Clément, le contexte est important. Parce qu’un site e-commerce offre des garanties qu’une boutique shopping sur une plateforme sociale n’offre pas. A commencer par une meilleure expérience de navigation, qu’il s’agisse de passer d’une page produit à une autre, de mettre en place des filtres, de consulter une fiche produit ou des avis.

Faire de l’e-commerce ne s’improvise pas et ce qui fait la force des plateformes sociales peut aussi être leur faiblesse. Car si certains utilisateurs ne s’imaginent pas acheter sur TikTok, il est évident, qu’à l’inverse, certains retailers ne s’imagineront pas vendre sur TikTok. Parce qu’ils ne savent pas, par exemple, comment mettre en scène leur produit en vidéo et qu’ils n’ont pas ce casse-tête sur Amazon. Et que la “Seller University” que TikTok teste en Indonésie ne suffira pas toujours à faire sauter ce verrou… 

Des applis e-commerce stand-alone comme plan B 

C’est peut-être parce qu’elle a conscience de tous ces écueils que ByteDance, la maison-mère de TikTok, a déjà imaginé un plan B. Si les utilisateurs préfèrent acheter chez un retailer pur jus, autant les faire aller chez un retailer made in TikTok. En l'occurrence, une application e-commerce stand-alone baptisée Fanno et lancée dans plusieurs pays d’Europe (France, Italie, Espagne, Allemagne et Royaume-Uni) fin 2021. Ici encore Bytedance n’a pas été cherché bien loin puisque Fanno s’inspire de Douyin Box, son pendant chinois.

Pas d’Estee Lauder ou Lancôme chez Fanno. On retrouve essentiellement des produits proposés à très bas prix - quelques euros - par des fabricants chinois, comme le faisait Wish. Un moyen comme un autre de tester l’appétence du marché européen qui est, en matière d’e-commerce, beaucoup moins mature que le marché chinois. Et surtout l’occasion de comprendre les challenges liés au développement d’une infrastructure e-commerce (et donc d’essuyer quelques plâtres) sans porter préjudice à la marque TikTok. Raison pour laquelle l’audience de cette dernière n’a, pour l’instant, pas été utilisée pour “pousser” Fanno.

Une précaution qui est loin d’être un luxe à en croire un test effectué par un journaliste de chez Business Insider. Le journaliste, qui a commandé près de 25 produits chez Fanno, pour un peu moins de 100 euros, égrène les nombreuses déceptions, qu’il s’agisse de produits de mauvaise qualité, non conformes à la description, voire qui ne fonctionnent pas. Cerise sur le gâteau, une livraison tout sauf écologique (il a reçu sa commande en… 10 fois) et très tardive, l’essentiel des produits venant de Chine. Compter près de deux semaines de délai ! Ce qui explique sans doute les nombreux consommateurs déçus par la logistique et la politique de remboursement de l’application, selon Pandaily. Et les mauvaises performances de Fanno, qui n’a jamais été plus haut que la 159e place dans le classement des applications IOS les plus populaires en Italie, selon data.ai.

Les difficultés de Fanno en attestent, on ne s’improvise pas géant de l’e-commerce. “Si vous ne maîtrisez pas le volet logistique à la perfection, vous n’êtes rien dans ce secteur”, rappelle Lawrence Taylor, fondateur de Retail 4 Brands. Et de rappeler que “la livraison et le fulfillment, c’est 150 milliards de dollars de coûts annuels chez Amazon.” Si vous n’attirez pas les leaders du secteur, vous n’êtes pas grand chose non plus. Bytedance en a conscience, qui a mobilisé une dizaine de talents de chez Douyin pour aider TikTok à accélérer dans l’e-commerce.

Le groupe a également été chercher du côté d’Amazon, Facebook et de géants de la fashion, pour constituer ses équipes, selon The Information. Cela ne l’a toutefois pas empêché de se retrouver dans un scandale RH, avec la démission récente de Joshua Ma, responsable de son activité e-commerce, épinglé pour avoir mis en place une culture du travail toxique, entraînant le départ de plus de 20 collaborateurs, soit la moitié de son équipe, selon le Financial Times. Le chemin est décidément long pour devenir l’Amazon de la GenZ…