- Le patron des Echos - Le Parisien se rêve en media tech company. Il nous explique comme son groupe se prépare à la révolution des NFT et du Web3.
- Il revient également sur les récentes décisions des Cnil européennes et en appelle à plus de retenue au moment de juger l'action des régulateurs, estimant que la protection des données des utilisateurs est un enjeu salutaire.
- Entretien avec un patron de presse plutôt confiant en l'avenir.
Le monde du Web s’enthousiasme aujourd’hui pour ce qu’on appelle le Web3 et, au cœur de tout ça, le metaverse et les NFT. Qu’en est-il du groupe Les Echos - Le Parisien ?
On est en plein là dedans ! J’ai lancé un groupe de travail sur le sujet du metaverse, qui avait pour mission de consulter chacun de nos médias pour identifier des opportunités de développement. On en tirera les premières conclusions à la mi-mars mais on est déjà conscient d’une chose : il ne faut pas se contenter de reproduire dans le metaverse ce que l’on fait dans le monde réel. Je suis suffisamment âgé pour avoir connu l’époque Second Life et je peux vous dire qu’il ne s’y passait pas grand-chose. C’était triste, voire désespérant. La connexion n’était pas bonne et ça s’est finalement arrêté, faute de combattants. S’il s’agit juste d’afficher le visage des ses collaborateurs en 3D dans une réunion, comme nous le proposent certains acteurs, ça n’a pas grand intérêt : Zoom le permet déjà ! Alors il va falloir imaginer de nouveaux modèles.
Lesquels ?
Prenons le domaine de l’art, dans lequel le groupe est présent avec notre magazine “Connaissance des arts” et deux salons, Fine Arts Paris et le Salon du Dessin. Il y a énormément d’opportunités dans ce que l’on appelle les “collectibles”, des collections en série limitée que les internautes s’arrachent, en témoigne le succès des Bored Apes, ces jpeg de singes qui se vendent pour plus de 250 000 dollars. Nous réfléchissons aujourd’hui à faire des séries limitées de ce genre via nos marques liées au monde de l’art.
L’autre sujet, intrinsèquement lié à l’économie des médias, c’est la tokenisation des audiences. C’est à dire le fait de créer une monnaie échangeable, un token, qui permettrait aux internautes de bénéficier d’avantages à mesure qu’ils naviguent dans nos univers. Plus vous passez de temps et faites d’actions chez nous, plus vous gagnez de tokens que vous pouvez ensuite dépenser pour acheter des produits ou vous abonner, par exemple. Le concept de NFT s’accompagne d’une dimension communautaire très intéressante pour nos médias.
Vous dites que le groupe Les Echos - Le Parisien est aujourd’hui une media tech company. Qu’est-ce que vous entendez par cela ?
Ce concept de media tech company, c’est le fruit de 10 ans de transformation numérique qui ont permis à notre groupe de se doter des meilleurs outils, à l’image du Parisien qui travaille aujourd’hui sur le CMS du Washington Post, Arc. 10 ans de transformation qui nous ont aussi permis de créer un pôle tech de près de 130 personnes (des développeurs, des data scientists, des marketing technologists…), ce qui sur un total de 1 200 collaborateurs n’est pas anodin. Grâce à cela, on est aujourd’hui capable de dire aux rédactions quel lecteur a vu quoi, combien de fois et lequel risque de nous quitter à tout moment. La lutte contre le désabonnement repose aujourd’hui sur la data et c’est d’autant plus important que les deux tiers de la diffusion d’un média comme Les Echos proviennent de l’abonnement numérique. Quant au Parisien, qui a fait x10 en quatre ans, il compte aujourd’hui 60 000 abonnés et devrait bientôt dépasser le nombre des Echos.
N’est-ce pas étonnant de se revendiquer comme une media tech company et de passer par les technos d’autres acteurs, y compris des médias, plutôt que de développer ça en propre ?
Je ne pense pas que le groupe Les Echos - Le Parisien a vocation à créer des suites logicielles de toutes pièces. Cela me paraîtrait hyper ambitieux. Rappelons que Jeff Bezos a déboursé des centaines de millions de dollars pour développer le Washington Post et l’outiller avec des solutions dernier cri. Je n’ai malheureusement pas eu la même dotation de la part de mon actionnaire ! Donc, je vois plutôt Les Echos - Le Parisien comme un groupe qui crée de la valeur à partir des solutions existantes. Et nous pouvons déjà se féliciter de travailler avec les meilleurs, qu’il s’agisse d’Adobe, pour mettre sur pied des bases de données centralisées que l’on peut dédupliquer et contacter via des mailings automatisés, ou Arc Publishing, pour la partie CMS.
Vous ne mentionnez que des outils américains qui sont susceptibles, comme ça a été le cas pour Google Analytics début février, d’être déclarés non conforme au RGPD car soumis au Cloud Act. Est-ce que cela vous inquiète ?
Les incertitudes juridiques nous inquiètent évidemment toujours. On peut reconnaître à Max Schrems, cet activiste autrichien qui a fait invalider le Privacy Shield et donc enlevé tout cadre juridique au transfert des données vers les Etats-Unis, d’avoir réussi à soulever des montagnes. Mais il a aussi réussi à mettre pas mal de monde dans une position inconfortable ! Maintenant que le Privacy Shield est tombé, il va falloir lui trouver un successeur. Et en attendant que les autorités européennes et américaines se mettent d’accord, il faut jouer les bons élèves vis à vis de la Cnil, en mettant en place ce qu’elle demande. Pour être honnête, nous sommes encore en pleine analyse de la décision de la Cnil, via notre direction juridique. Mais s’il faut mettre en place des alternatives, nous le ferons. Avec néanmoins un écueil de taille, le fait que nous sommes souvent liés par des accords groupes, via LVMH, à certaines technologies américaines. Il ne sera pas facile d’en sortir. Raison pour laquelle j’espère que la Cnil donnera du temps à tout le monde pour le faire si celà s’avère nécessaire.
Beaucoup s’inquiètent que le RGPD devienne un frein au développement de l’économie numérique européenne. Que leur répondez-vous ?
Je n’irai pas aussi loin. Je ne peux pas appeler à la maîtrise des données par les utilisateurs d’un côté et tenir cette position là de l’autre. Et je n’ai d’ailleurs pas vu le RGPD être un frein dans la capacité de toutes ces scale-up françaises à lever des centaines de millions d’euros ces dernières semaines. On voit que même les Américains s’inspirent du RGPD, dans des états comme la Californie, pour mettre un peu d’ordre dans la jungle de la data. Que ce soit lourd à mettre en œuvre, ça ne fait pas de doute…
Prenez l’entrée en vigueur des nouvelles recommandations de la Cnil en matière de gestion des cookies. Le taux de consentement a chuté violemment suite à celà et la fréquentation des sites a aussi été impactée. C’est évidemment violent. Personne n’aime perdre 10 à 15% de son audience du jour au lendemain. Mais, sur le long terme, les choses sont revenues à la normale et nous battons à nouveau des records d’audience. A titre personnel, je lutte contre tous les mauvais usages qui sont faits des données personnelles et je ne peux que me féliciter de l’action de la présidente de la Cnil.
Pierre Louette est le président du groupe Les Echos - Le Parisien depuis 2018. Il a été avant cela directeur général délégué d'Orange et président de l'AFP. Il est également le président de l'Alliance de la presse d'information générale.