19 septembre 2025

Temps de lecture : 4 min

Pixels de suivi des e-mails : pourquoi la régulation de la CNIL ne tient pas debout, selon l’Alliance digitale

La CNIL projette d'encadrer strictement l’utilisation des pixels de suivi dans les courriels. Selon l'Alliance digitale, le projet est non seulement très mauvais pour les affaires, mais il est surtout impossible à respecter techniquement.

Crédits : Umberto

Les pixels de suivi sont de petites images invisibles (1×1 pixel) insérées dans un courriel. Utilisés depuis plus de 20 ans, ils permettent notamment de savoir si un utilisateur a ouvert un e-mail.

Cette technologie, bien que très courante et largement utilisée dans le marketing par courriel, est aujourd’hui au cœur d’un débat en France. D’un côté, la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés), gardienne de la vie privée, souhaite encadrer strictement son usage. Ses recommandations sont attendues dans les prochains mois.

De l’autre, les professionnels du marketing, représentés par l’Alliance Digitale, alertent sur les conséquences économiques et techniques d’une telle régulation. L’association espère que ses remarques seront entendues.

Ce n’est pas seulement un débat technique, mais un choc entre deux visions : celle d’une communication optimisée et mesurable face à celle d’un espace numérique privé sanctuarisé.

Le fonctionnement d’un pixel de suivi

Pour comprendre les positions de chacune entité, il est important de comprendre comment fonctionnent ces traceurs.

L’usage des pixels de suivi dans les courriels n’est pas nouveau, mais il se développe fortement depuis quelques années, notamment pour personnaliser les communications, mesurer l’audience et vérifier la bonne réception des mails.

Selon la CNIL, le processus se déroule en trois étapes clés :

1. L’intégration : L’expéditeur insère dans le corps de son courriel une image minuscule (souvent de 1×1 pixel), la rendant invisible à l’œil nu. Cette image n’est pas jointe au message : elle est hébergée sur un serveur distant contrôlé par l’expéditeur.

2. L’ouverture : Lorsque vous ouvrez le courriel, la boîte de messagerie (Gmail, Outlook, Apple Mail, etc.) interprète le code du message et, pour afficher tout son contenu, envoie une requête au serveur distant pour télécharger cette fameuse image de 1 pixel.

3. La collecte d’information : C’est cette requête de téléchargement qui constitue l’acte de suivi. Le serveur qui héberge l’image enregistre la demande et peut ainsi collecter diverses informations : le fait que le courriel a bien été ouvert, la date et l’heure de l’ouverture, l’adresse IP (qui peut donner une idée de votre localisation), et parfois le type d’appareil ou de client de messagerie que vous utilisez.

Pour la CNIL et le Comité Européen de la Protection des Données (CEPD), ce processus constitue une « opération de lecture sur le terminal de l’utilisateur », ce qui le soumet aux mêmes règles que les cookies sur les sites web.

Le cœur du débat : utilité marketing contre protection de la vie privée

Le débat sur les pixels de suivi oppose deux visions : celle des professionnels qui y voient un outil indispensable à leur activité et celle des régulateurs qui y voient un risque pour la vie privée.

Les préoccupations de la CNIL :

Une surveillance dans un espace personnel : La messagerie électronique est considérée comme un espace privé, accessible via une authentification. Le suivi des ouvertures, surtout lorsqu’il est réalisé à l’insu de la personne, peut être perçu comme une surveillance intrusive dans cet espace personnel.

La collecte de données personnelles : Les informations collectées (confirmation d’ouverture, heure, type d’appareil, adresse IP) sont directement associées à une adresse e-mail. Elles constituent donc des données à caractère personnel, protégées par le RGPD.

La création de profils détaillés : Combinées à d’autres informations (clics sur les liens, historique d’achat, navigation sur des sites), les données d’ouverture permettent de créer des profils très précis sur les habitudes et les centres d’intérêt des utilisateurs. Ces profils peuvent ensuite être utilisés pour du ciblage publicitaire sur d’autres sites ou applications.

Plus de détails sur les positions de la CNIL ici

Les professionnels du secteur, via l’Alliance Digitale, ont soulevé plusieurs objections majeures à ce projet :

Un impact économique disproportionné : Ils estiment que cette régulation pourrait entraîner une perte de chiffre d’affaires allant jusqu’à 70 % pour les fournisseurs de solutions de marketing par courriel et une baisse de 10 à 15 % du volume d’affaires pour leurs clients (e-commerçants, médias, etc.).

Des impossibilités techniques : L’Alliance Digitale souligne une incompréhension fondamentale de la technologie : un courriel, une fois envoyé, est immuable dans la boîte de réception du destinataire.
L’exigence de la CNIL de garantir « l’absence de lecture des traceurs précédemment utilisés » après un retrait de consentement est donc jugée non seulement « irréaliste », mais place de facto les entreprises dans une situation de non-conformité inévitable.

Le risque d’une « fatigue du consentement » : Demander un consentement supplémentaire spécifiquement pour les pixels (même pour les bases de données déjà existantes), en plus de celui pour recevoir des communications, frustrerait les utilisateurs et mènerait à des taux d’acceptation extrêmement faibles, estimés entre 1 % et 5 %.

Une « spécificité française » : L’Alliance Digitale s’inquiète qu’une telle réglementation, sans équivalent dans les autres pays européens, ne crée une distorsion de concurrence au détriment des entreprises françaises.

« Cela va créer une spécificité française et créer de la concurrence entre les pays européens. De même, les entreprises qui sont présentes dans plusieurs pays devront utiliser des leviers différents pour leurs campagnes e-mailing », regrette Marine Gossa, DGA en charge des Affaires publiques et juridiques d’Alliance Digitale.

Plus de détails sur les positions de l’Alliance Digitale ici

Une période d’adaptation de 6 mois

Le canal de l’e-mail est important en France, rappelle Marine Gossa. Les membres d’Alliance Digitale (marques, régies média, plateformes technologies, agences média, entre autres) sont donc assez inquiets. Ils ne prendront néanmoins aucun risque.

« Nos membres suivront les recommandations pour éviter de se mettre en péril juridiquement », ajoute-t-elle.

C’est pourquoi l’association demande une période d’adaptation de 6 mois après la publication des recommandations afin de pouvoir se mettre en conformité.

L’équilibre délicat entre affinité et vie privée

Le cas des pixels de suivi est une illustration parfaite de la tension fondamentale qui traverse notre ère numérique. D’un côté, les entreprises ont la nécessité de communiquer efficacement et de mesurer leurs actions pour rester compétitives. De l’autre se dresse le droit fondamental des individus à la protection de leur vie privée et au contrôle de leurs données personnelles.

Trouvera-t-on un équilibre où la pertinence ne se paie pas au prix de la surveillance ? Ou la protection de la vie privée nous ramènera-t-elle paradoxalement à des communications moins ciblées et plus volumineuses ? Nous saurons dans les prochains mois où la CNIL a décidé de placer le curseur.

Les positions de l’Alliance Digitale

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