12 juin 2025

Temps de lecture : 4 min

Comment les médias continuent de se noyer dans la course au buzz

Les médias cèdent toujours aux sirènes d'une audience facile. Ils se prêtent volontiers à l'instrumentalisation politique ou à la polémique vaine, pourvu que le trafic soit là. Cette stratégie est un poison lent.
Personne qui se noie, fond sombre, mer agitée

Noyade ©blakecheekk via Unsplash

Thomas Baekdal, fameux analyste média danois, l’explique bien dans son article: pourquoi le lecteur payerait-il pour un journaliste à 50% ?

Ce qu’il veut dire, c’est que la plupart des articles proposés aujourd’hui en presse d’actualité quotidienne restent superficiels. On parle de ce qui se passe et comment ça se passe. Mais le “pourquoi” reste en berne.

Manque de temps et d’organisation

L’urgence, c’est surtout de boucler son journal: on a une grille à remplir chaque jour. Pas le temps de creuser les sujets avec des effectifs de plus en plus réduits. 

Pas non plus le temps de travailler le fond, quand de multiples tâches s’ajoutent: éditer son papier pour le web, le diffuser sur les réseaux sociaux, envoyer la notification, surveiller les statistiques d’audience…

“Comment produire un journalisme (presse écrite) de qualité, quand il est demandé au localier d’aller toujours plus vite ? D’être web-first, de multiplier les lives (site / RS) ? De produire photos ET vidéos ? De réaliser le montage, parfois” déplore sur LinkedIn Jonathan Konitz, pigiste chez Marianne, Bayard, le Journal des Entreprises

Les journalistes des quotidiens ont aussi du mal à anticiper les sujets au-delà de J-7. Alors que certains sujets doivent se préparer des mois à l’avance. Ils peinent à travailler sur plusieurs temporalités et sujets à la fois. Idéalement, ils devraient passer des coups de fil, prendre des rendez-vous ou faire de la documentation quand ils ont un peu de temps, entre deux papiers pour le journal du jour. Mais c’est évidemment plus difficile quand on est à flux tendu, en sous-effectifs.

Les journaux qui y parviennent ont, soit créé des cellules d’investigation dédiées, comme à Radio France, soit ils détachent un journaliste de temps en temps sur un sujet précis, tel La Croix à propos des abus sexuels dans l’Eglise.

Surproduction éditoriale et “articles fantômes”

La majorité de ce qui est produit n’est ni vu, ni lu, ni entendu par personne.

Une étude allemande de juillet 2024 menée par 30 éditeurs germanophones, montrait que 80% des articles publiés en Allemagne sont des “articles fantômes”. Le terme désigne le fait qu’ils sont lus moins longtemps qu’il n’en faut pour les produire.

Il y a eu une telle avalanche de contenus depuis l’irruption du numérique que la demande ne peut suivre. Surtout quand la bataille pour l’attention se déplace clairement en faveur du divertissement. Dans le rapport “State of the mobile” 2024 de data.ai, l’actualité ne représentait que 1,7% du temps passé sur les applications mobiles. Les grands gagnants: les vidéos ludiques et le social.

Par ailleurs, les contenus produits sont très redondants. On est dans une immense caisse de résonance médiatique où la même information est répétée sur tous les canaux, par de multiples acteurs. En 2017 déjà, une étude de l’INA et Julia Cagé constatait que 64% des contenus produits étaient du pur copier-coller. L’étude soulignait aussi que la reprise en ligne par un concurrent d’une information publiée prenait moins de 3 heures en moyenne.

Le cercle vicieux de la démonétisation des contenus

La disproportion entre l’offre et la demande conduit à une dévaluation mécanique des contenus produits. Les éditeurs de presse en ligne ont vu chuter de façon drastique les CPM (coûts pour mille) de leurs inventaires publicitaires. 

On assiste en effet depuis 2008 à une course à l’audience des sites d’information pour rester dans le top 5, voire le top 3 des sites les plus puissants, où se concentrent plus de la moitié des investissements publicitaires.

Entre 2009 et 2020, l’audience nécessaire pour intégrer le top 3 a plus que quadruplé, passant de quelque cinq millions de visiteurs uniques mensuels pour Le Figaro ou Le Monde à plus 18 millions de visites (oui, l’indicateur a changé entre temps pour inclure le mobile).

Mais comme les budgets publicitaires augmentent moins vite que l’audience, cela conduit à cette baisse des tarifs sur les formats Display. 

La course au buzz, un poison lent pour les médias

Autre problème majeur pour les médias: pour soutenir cette croissance de l’audience, les sites ont commencé à faire la course au buzz, via une actualité souvent polémique vite produite, vite distribuée.

On a vu fleurir les desk numériques qui ont recruté de jeunes et agiles éditeurs web capables de produire des contenus viraux sur les réseaux sociaux, les yeux rivés sur leurs stats d’audience et les chaînes d’actualité en continu.

Les lignes éditoriales ont commencé à se modifier pour s’adapter à un public plus jeune, quitte à les déformer pour mieux hameçonner le lecteur. 

De leur côté, les politiques ont bien compris le fonctionnement des médias d’audience, notamment audiovisuels, les plus puissants. Si l’on veut exister, il faut sortir des énormités. Sandrine Rousseau et Ségolène Royal ne maintiennent leur présence médiatique que grâce à cela.

Mais celui qui a poussé cette logique à son comble, c’est bien Jean-Luc Mélenchon qui exploite chaque occasion de faire du bruit pour attirer les caméras.“ Il faut tout conflictualiser” demandait-il à ses militants, en octobre 2012, pour “transformer un peuple révolté en peuple révolutionnaire”. 

En témoigne le dernier feuilleton de la “flotille pour Gaza”, relayé abondamment par les chaînes tv d’info en continu, opération de communication grotesque, qui n’avait pour but que de faire parler de soi. Mission réussie grâce à la mécanique d’audience des chaînes de télévision, suivies par les sites d’actualité en ligne et les médias sociaux.

Perte de confiance, déconnexion de l’actualité

Moins utile, de plus instrumentalisée par la communication politique, la presse voit son taux de confiance décliner depuis 15 ans: elle atteint péniblement 31% selon le rapport Reuters 2024.

Certes, cette défiance en l’information n’est pas uniquement liée au traitement journalistique. Elle repose sur un mouvement de fond qui touche toutes les institutions, comme le montre chaque année le baromètre Edelman. Mais l’abandon de la mission d’explication du monde au profit de la vitesse de relais des faits est une part importante du problème.

Le plus inquiétant pour les médias et la démocratie, est sans doute qu’une part de plus en plus importante de la population évite désormais les informations qu’elle juge déprimantes et répétitives. L’évitement régulier ou occasionnel concernerait pas moins de 61% des Français selon le rapport Arcom de mars 2024.

Voir aussi les 17 idées reçues sur les usages médiatiques des Français

CONCLUSION : 

Tant que la valeur publicitaire numérique sera liée au volume, les médias d’audience auront intérêt à privilégier le nombre d’articles à leur qualité. Aujourd’hui, peu importe qu’un lecteur ait vraiment lu un article ou qu’il l’ait apprécié. Il suffit qu’il ait cliqué pour le voir. Le marché publicitaire est structuré autour de critères quantitatifs (nombre de vues, visiteurs, impressions…). Le tsunami de contenus IA qui arrive devrait les obliger à changer leur stratégie pour faire valoir leur spécificité et leur rareté. Il est temps également que les acteurs du secteur s’accordent sur des normes de mesure crédibles de l’attention et les valorisent auprès des annonceurs, au-delà de la seule puissance affichée.

En résumé

Les médias audiovisuels et web produisent trop vite, trop de contenus, au détriment de la qualité. En cause : des moyens réduits, une logique d’audience quantitative et une pression publicitaire. Résultat : perte de valeur, défiance croissante et désintérêt du public.

Les 6 idées clés

  • Les articles manquent de profondeur
    La presse décrit les faits mais n’explique pas les causes. Les journalistes n’ont pas le temps de creuser. Ils sont aussi mal organisés
  • La charge de travail nuit à la qualité
    Les journalistes doivent produire vite, pour le web et le print, gérer les réseaux sociaux et suivre l’audience.
  • On produit trop de contenus !
    80% des articles publiés sur le web passent inaperçus. La production dépasse largement la demande d’information.
  • L’obsession de l’audience dévalue les contenus
    Plus d’audience ne veut pas dire plus de revenus. Les CPM chutent. Les sites courent après le buzz, pas l’intérêt public.
  • Le débat médiatique se caricature
    Politiques et médias privilégient les polémiques. Cela tire le débat vers le bas et décrédibilise l’information.
  • Le public décroche
    Une majorité de Français évite désormais l’actualité. Ils la jugent redondante, anxiogène, peu utile.

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