Brian O'Kelley (Scope3) : “L’adtech doit faire le ménage. Une bonne partie des émissions carbone du programmatique n’apportent aucune valeur aux régies”


  • Brian O’Kelley, c’est un peu le parrain de l’adtech. CTO de Right Media, qui a été vendu à Yahoo, il a posé les jalons de l’Open RTB. Fondateur d’Appnexus, vendu lui à ATT, il a achevé de le démocratiser avec prebid.
  • Alors quand, dans un mea culpa plutôt étonnant, Brian O’Kelley vous dit que le marché programmatique est “full of crap”, vous l’écoutez. Surtout quand il vous explique, comme c’est le cas dans cette interview, comment on peut réussir à diminuer l’empreinte carbone d’un secteur, la pub en ligne, qui est gourmand en la matière.

Minted. Vous avez lancé Scope3 en 2022 après l’aventure Appnexus que vous avez revendu à ATT. Pourquoi ?

Brian O’Kelley. Scope3 est né d’un constat : il est très difficile de mesurer les émissions carbone d’une supply chain aussi complexe que celle de l’adtech. Dans le digital, une bonne partie des émissions proviennent de servers et d’autres éléments qui sont intangibles et, à ce titre, pas toujours évidents à identifier par un acteur du secteur qui voudrait limiter son empreinte carbone. On parle dans le jargon du Scope3 - d’où le nom de notre entreprise - et c’est un périmètre qui englobe toutes les émissions indirectes associées à une organisation. 

Dans le cas du marché programmatique, ce Scope3, c’est tout l’écosystème qui est derrière l’achat et la vente d’une impression publicitaire : depuis le SSP jusqu’à l’annonceur, en passant par le trading desk et le DSP.

Quelle est votre mission ?

Notre mission, c’est d’aider les marques à estimer l’impact carbone de leurs campagnes médias digitales et faire de même avec les éditeurs, les adtech, les agences médias ou encore les trading desks. En bref, toutes ces entités qui opèrent dans le secteur. Cela commence par être capable d’estimer les émissions associées à chaque impression publicitaire d’une campagne. Le tout de manière dynamique, de sorte que l’on peut voir, en temps réel, les conséquences d’une action menée par un membre de la supply chain.

Par exemple ?

Un éditeur qui décide d’éteindre deux ou trois ad-exchanges avec lesquels il collabore… Une  adtech qui décide de revoir la manière avec laquelle elle envoie ses bid requests aux DSP ou, à l’inverse, un DSP qui décide d’arrêter d’utiliser Open Bidding, le wrapper header bidding de Google, pour prendre un chemin plus direct vers l’inventaire des éditeurs. 

C’est le cas The Trade Desk qui a officialisé cette décision en mars dernier

"En arrêtant d'utiliser Open Bidding, The Trade Desk économise l'équivalent de de 5 387 tonnes de CO2 par an"

Et cela lui a permis, selon nos calculs, d’économiser l’équivalent de 5 387 tonnes de CO2 par an. Parce que nous sommes en mesure de jauger les imbrications entre les différentes parties prenantes de cet écosystème, nous sommes capables de dire à tout un chacun : si vous faites ceci, cela aura tant d’impact, positif ou négatif, sur vos émissions de CO2… et celles de vos partenaires. Puisque, pour en revenir à notre exemple, la décision d’un The Trade Desk a un impact sur les émissions de toutes les parties prenantes de la chaîne, de l’éditeur jusqu’à l’annonceur, par domino. C’est hyper vertueux. 

Comment êtes-vous, aujourd’hui, capable de mesurer l’empreinte carbone d’une impression publicitaire ?

Par la data évidemment. Nous analysons tout un ensemble de données. A commencer par les rapports RSE des éditeurs et des adtech. Et si nous n’en trouvons pas, nous allons estimer nous même ces montants en croisant des données propres à l’entreprise concernée (nombre de bureaux, de collaborateurs…), au contexte de la page au sein de laquelle la publicité est servie, au mode d’achat et aux imbrications entre les différentes parties prenantes.

Nous regardons par exemple les informations liées aux configurations prebid et fichiers ads.txt de chaque éditeur, nous nouons des deals avec des partenaires qui nous remontent des données agrégées et anonymisées sur le chemin d’accès aux impressions, la supply path.

L’empreinte carbone d’une impression publicitaire va tout de même grandement dépendre de l’origine de l’électricité qui alimente le device qu’utilise l’internaute, les servers qui hébergent les données utilisées et les technologies qui sont appelées. Selon que ce soit du nucléaire, du gaz ou de l’éolien, ce n’est pas la même chose. Comment accédez-vous à cette information ?

Nous avons un partenariat avec une entreprise baptisée Whatttime qui nous permet d’accéder, en temps réel en Europe (à l’exception de la Suisse) et aux Etats-Unis à cette information. C’est vrai qu’en France, du fait du poids du nucléaire, cela varie peu. Mais au Pays-Bas, c’est beaucoup plus variable, selon qu’il y ait du vent ou pas, par exemple.

Rien que cette semaine à Cannes, plusieurs partenariats entre Scope3 et des adtech comme Open X ou Double Verifiy ont été annoncés. Je suis sûr qu’il y en aura d’autres et je me demande comment Scope3 pourra s’assurer qu’il ne mesure pas une même impression plusieurs fois pour le compte de différents clients. C’est, après tout, ce qui se passe dans le secteur de la mesure de la visibilité et ce serait, pour une entreprise qui vise à réduire les émissions du secteur, plutôt contre-productif…

Aucun risque là dessus puisque nous ne déposons pas de pixel de tracking, pour la bonne et simple raison que cela nous conduirait à émettre du carbone. Nous recourrons à des intégrations backend en API et nous ne traitons que la donnée agrégée. Ce faisant, nous sommes capables de modéliser l’empreinte carbone d’une centaine de milliers d’applications et noms de domaines, en l’espace de quelques secondes. Les acteurs désireux de mesurer leur empreinte n’ont ensuite qu’à se connecter à notre API.

Comment vous rémunérez-vous ?

"Nous ne gagnons de l’argent que si nous aidons nos partenaires à diminuer leurs émissions carbone"

Notre solution de mesure est gratuite. Nous ne gagnons de l’argent que si nous aidons nos partenaires à diminuer leurs émissions carbone. C’est un modèle vertueux qu’il me semblait important de pousser et c’est aussi la raison pour laquelle, dans ce modèle, moins un éditeur produit de carbone, mieux il sera rémunéré par les acheteurs. L’objectif c’est qu’en fin de campagne, un patron de régie aille voir ses équipes adtech pour leur dire de couper les partenaires qui n’ont pas rapporté beaucoup de revenus, de façon à diminuer son empreinte carbone.

Vous voulez faire des émissions de CO2 une métrique à laquelle les annonceurs attachent de l’importance, au même titre que pour la visibilité, la fraude ou la brand safety. Le problème c’est que, contrairement à ces derniers, c’est une métrique qui n’a aucune incidence sur la performance de la campagne. L’exemple du Digital Ad Trust l’a montré, pas évident de faire changer les mentalités dans ces cas là…

Je tiens tout de même à vous rappeler que la plupart des grandes entreprises se sont engagées à atteindre la neutralité carbone, dans ces délais différents certes. Et de nombreuses agences médias ont fait de même. Elles l’ont dit à leurs investisseurs, à leurs employés, à leurs partenaires. Difficile, dans ces conditions, de faire marche arrière. D’autant que vous avez des milliers de milliards de dollars qui proviennent d’investisseurs RSE qui valorisent ce type d’entreprises en bourse ou sur les marchés privés. L’association “Race to Zero” vient de le rappeler aux marques : oui, la publicité doit faire partie de leur trajectoire zéro carbone. 

"La démultiplication des bid requests ne rend pas les campagnes des annonceurs plus pertinentes, pas plus que ça ne rend les éditeurs plus riches"

Au fond, lancer Scope3, c’est juste parier sur le fait que les agences, comme les annonceurs, vont faire ce qu’elles disent. Et je ne vois pas pourquoi elles ne le feraient pas car, le plus fou dans tout ça, c’est que ce n’est pas si coûteux de faire ces changements. Une bonne partie de ces émissions proviennent d’un véritable gâchis, qui n’apporte aucune valeur ajoutée aux membres de la chaîne de valeur. Ça ne rend pas les campagnes des annonceurs plus pertinentes, pas plus que ça ne rend les éditeurs plus riches. 

Pas même le recours au programmatique ou le header bidding ?

Le programmatique gaspille beaucoup, c’est un fait. Et la meilleure décision que vous puissiez prendre en tant qu’éditeur, c’est souvent de couper toute cette adtech. De même que la meilleure décision que vous puissiez prendre en tant qu’annonceur, c’est d’arrêter d’acheter tout cette portion de cet inventaire que vous achetez alors qu’il est de mauvaise qualité, qu’il ne fonctionne donc pas et qu’il est mauvais pour l’environnement. Cet environnement, auquel j’ai grandement contribué c’est vrai, fourmille de choses problématiques et je pense que c’est rendre service à tout le monde que le débarrasser de toutes ces scories.

Même en ce qui concerne le header bidding, qui voit les éditeurs maximiser le nombre d’acheteurs auxquels ils envoient les bid requests en espérant ainsi maximiser le prix de l’enchère gagnante…

Oui, vous pouvez, avec le header bidding, ajouter des SSP quasiment à l’infini. Mais la réalité c’est que, très souvent, vous n’accédez pas à plus d’acheteurs. Vous rajoutez juste des intermédiaires, qui alourdissent votre facture carbone, et ce faisant, vous augmentez un petit peu vos revenus car il y a effectivement un bug dans l’industrie programmatique. Plus vous avez d’intermédiaires et plus vous envoyez de bid requests aux acheteurs, plus vous êtes susceptibles de duper ces derniers sur la nature des bid requests que vous leur adressez. Car ils ne sont malheureusement pas capables de comprendre que toutes ces bid requests peuvent concerner une même impression. Raison pour laquelle certains éditeurs abusent de la pratique avec, à la clé, un revenu incrémental franchement anecdotique.

Comment y remédier ?

Je ne crois pas à la mise en place d’une action concertée, avec un groupe qui réfléchit aux moyens de mettre en place des standards. Cela prend trop de temps et surtout cela ne rend pas vraiment les entreprises comptables individuellement. Le problème, c’est que le fait d’émettre du CO2 ne leur coûte, pour la plupart, rien du tout. Alors que si vous ajoutiez une taxe carbone, les choses changeraient. Il faut avoir un impact sur le compte de résultat de l’entreprise pour espérer une amélioration.

"Il faut avoir un impact sur le compte de résultat de l’entreprise pour espérer une amélioration"

On le voit bien avec l’exemple de la Norvège qui, depuis qu’elle a instauré une taxe carbone, a vu ses émissions baisser drastiquement. Avec une taxe carbone de X euros, les manipulations header bidding des éditeurs ne serait plus un hack rentable. Les éditeurs arrêteraient de bombarder leurs partenaires de bid requests non dédupliquées et les adtech qui font de l’achat-revente seraient pénalisées au motif qu’elles ajoutent une transaction. Mais pour que tout celà marche, il faut aussi que les agences rendent les éditeurs tributaires de leurs émissions et qu’elles leur fassent comprendre qu’elles privilégieront ceux qui font des efforts. 

Le font-elles ?

En France, nous avons un projet pilote avec Publicis Media et Hubvisor

Eh bien oui. Nous avons même un projet pilote en France avec Publicis Media et Hubvisor. Cela va notamment nous permettre de voir à quel point la connexion directe d’Hubvisor entre les éditeurs et les DSPs lui permet d’être efficace aussi bien d’un point de vue CPM que CO2. C’est ça le plus beau : moins vous avez d’intermédiaire, moins vous émettez de CO2 mais… plus vous gagnez d’argent. 

Vous parliez de visibilité plus haut. Mais la réalité, c’est que la visibilité importe peu au PDG d’une entreprise, parce que ça reste un simple indicateur marketing. Idem pour la fraude, ça va avec le business… C’est d’ailleurs quelque chose que les entreprises ont tendance à mettre “sous le tapis” car qui s’en préoccupe au fond ? A part évidemment le patron du média. Les engagements RSE, c’est autre chose. Tout simplement parce que ce qui préoccupe un PDG, c’est que 10% de son bonus est directement lié à l’atteinte de ces objectifs RSE. Ou encore le fait qu’il doive rendre des comptes à ses actionnaires s’il n’y est pas arrivé. 

Beaucoup d'entreprises de la tech se disent neutres en carbone, soit parce qu'elles compensent, comme Google, soit parce qu'elles ne prennent pas toujours en compte le Scope 3, comme Netflix. Ce greenwashing est-il un mal nécessaire ?

Nous travaillons effectivement aux moyens de noter de manière durable les entreprises. Parce que c’est vrai que c’est facile d’être carbone neutre en ne prenant en compte que le Scope 1 et 2. Voire en prenant en compte le Scope 3 mais pas dans son entièreté. De la même manière, on voit beaucoup d’entreprises se féliciter de réduire les émissions de CO2 d’une activité de 30, 40 ou 50% sans, pour autant, se poser la question de savoir si cette dernière est importante. Enlever 50% d’une émission de 1 kg de CO2, ce n’est pas la même histoire qu’enlever 50% d’une million de tonnes. Toute donnée peut être manipulée pour permettre de représenter une situation favorablement. L’important, c’est la mise en perspective et c’est ce que nous permettons chez Scope3.

Ceci étant rappelé, je ne veux pas être de ceux qui passent leur temps à dire aux entreprises : vous ne faites pas assez, c’est du bullshit, du greenwashing, etc... Le sujet, c’est de mettre la barre un peu plus haut chaque année. L’entreprise se contente du Scope 1 et 2 ? Tant pis, faisons avec mais enjoignons là à faire mieux l’année prochaine. Et ainsi de suite. Notre outil de mesure permet de remonter progressivement le niveau de cette barre et j’espère que l’on arrivera prochainement à des standards dans l’industrie. Même si l’on sait qu’arriver à des standards n’est pas une garantie de succès, s’ils sont mal faits. Regardez ce qui est arrivé à la visibilité, on a, aujourd’hui encore, de sérieux problèmes. Idem pour la fraude. 

Aider les annonceurs à prendre la meilleure décision lors de l'allocation des médias est la première étape. Aider le marché à réduire son empreinte carbone serait-il le prochain ou non ?

La bonne nouvelle, c’est que nous pouvons nous appuyer sur tout un réseau de partenaires. Double Verify, Open X, Hubvisor et bien d’autres dont l’identité sera annoncée prochainement. Autant d’entreprises qui ont des relations avec les agences, les marques ou les éditeurs. De la même manière, on voit que les agences lancent toutes des offres en conseil en développement durable. Bref, il y a du monde et on leur laisse la voie libre là dessus, même si nous aidons nos clients de manière informelle, évidemment.

A quel point le marché français est-il mature ?

Le SRI et l’IAB ont grandement aidé à éduquer le marché à ces sujets et à identifier une trajectoire commune. Bien sûr, le gouvernement français et sa loi climat résilience, ont également eu un rôle évident. Nous avons de nombreuses discussions avec des acteurs locaux comme Scibids, Numberly, Armis… Bref ça bouge et j’espère que cela se concrétisera par des actions.

Pensez-vous que la réduction de l’empreinte carbone de notre secteur est compatible avec sa croissance ou qu’il va falloir, a contrario, appuyer sur la pédale de frein ?

Le marché de la publicité est amené à croître en même temps que l’économie. Les deux sont liés. Mais dès lors que nous aurons une utilisation judicieuse de la data et de la technologie, il sera possible de développer ce secteur sans trop dépenser en carbone.

Une dernière question pour la route. Qu’est-ce qui est le moins gourmand en CO2 ? Utiliser plus de data et acheter moins d’impressions, dans une logique d’audience planning, ou utiliser moins de data et plus d’impressions, dans une logique de mediaplanning ?

Pour l’instant, au regard de la complexité du secteur programmatique, l’affichage des impressions reste très dispendieuses en énergie mais dans 6 mois, si le secteur fait son ménage, cela pourrait être l’inverse.