30 novembre 2025

Temps de lecture : 3 min

I have a dream : et si je vous donnais accès ?

Avec les nouveaux outils d'IA générative, nous projetons nos imaginaires, nos fantasmes, nos ratés: ce que nous ne montrons jamais. "Mais que devient un réseau social quand on y montre davantage ce que l’on imagine que ce que l’on vit ?" se demande Marie Dollé.

Alors que le monde s’agite autour des lancements de Gemini 3 Pro et de Nano Banana Pro – respectivement le nouveau modèle d’IA avancée de Google et son module dédié à la génération d’images haute définition – Midjourney, autre générateur IA d’images, a discrètement mis à jour son interface, en basculant ses comptes utilisateurs … en profils sociaux. Les prompts et les images générées sont désormais publics, visibles par les autres utilisateurs connectés. 

On pourrait être tentés de dire : « Oui, mais Midjourney a commencé sur Discord, c’est dans son ADN d’être social. » Peut-être. Et pourtant.

Ce qui m’a arrêtée, c’est ce moment où l’interface me demande un nom, une bio. Et quand je laisse la case vide, elle s’auto-complète : “I’m imagining”, suivi… de mon dernier prompt. Comme si mon identité devenait littéralement la trace de ce que j’imagine.

Et c’est là que quelque chose se déplace. 

Exemple d’un profil social sur Midjourney

Flash-back. 2007. On découvre les premiers réseaux sociaux avec l’impression d’une libération totale : enfin, on va pouvoir tout dire, tout montrer. Promesse de transparence, de spontanéité, de rencontres improbables.

Puis la timeline est arrivée : la conversation a pris la forme d’un fil, un fil qu’on croyait dérouler comme une pelote de laine, mais qui, peu à peu, a commencé à nous tirer plus qu’on ne le tirait.

Très vite, les filtres ont transformé ce contenu en mise en scène.
Un filtre, au sens littéral : un écran entre nous et ce que l’on ne veut pas laisser voir.
Un filtre, au sens figuré : celui qu’on applique pour gommer, lisser, embellir.
Et surtout, un filtre social : ce mécanisme invisible qui nous pousse à ajuster, calibrer, chorégraphier ce que l’on montre, jusqu’à redéfinir ce que nous considérons comme “montrable”.

Alors les réseaux ne sont plus restés des espaces d’expression. Ils sont devenus des scènes de représentation, ou l’on partage la façon dont on souhaite être perçu, en dévoilant une sorte de quotidien recomposé et transformé en décor. 

Mais aujourd’hui, quelque chose semble basculer. Avec cette mise à jour de Midjourney, ce ne sont plus seulement nos visages, nos voyages ou nos brunchs qui deviennent visibles. Ce sont nos imaginaires, nos projections et chemins mentaux, nos tentatives, nos ratés, nos fantasmes minuscules, nos intuitions en esquisses. Autrement dit : ce que nous ne montrons jamais. Ce qui, longtemps, restait dans cette zone liminale entre le désir et la formulation.

C’est un changement d’échelle. Car dans ce glissement, apparaît une nouvelle forme de nudité : la nudité cognitive. La plateforme ne se contente plus d’exposer ce que nous avons fait ; elle dévoile ce que nous pensons faire, ce que nous envisageons, ce qui anime nos imaginaires. Et avec l’IA générative, l’imaginaire passe du latent au visible.

Récemment, un post LinkedIn a souligné que pour la première fois depuis leur création, le temps passé sur les réseaux sociaux recule : –10 % en deux ans (sauf aux US), selon l’étude GWI citée par le Financial Times. L’auteur interprète cette baisse comme “la fin du one size fits all” et rappelle la logique des rôles sociaux mise en lumière par Goffman. 

C’est juste, mais incomplet. Limiter la discussion à cette répartition des rôles, c’est passer à côté d’un mouvement plus profond : les gens passent moins de temps sur les réseaux, mais plus de temps avec des IA. Dire l’un sans l’autre, c’est comme expliquer qu’on regarde moins la télévision sans mentionner qu’on est passé au streaming

Le volume global d’interactions numériques ne baisse pas : il se recompose. On passe du montrer (les réseaux) au dire (les messageries) puis à l’explorer (les IA). Avec les IA, on est davantage dans des logiques réflexives, ou l’on questionne, on projette. L’IA devient un espace d’essai, un lieu où l’on manipule ses possibles plutôt que son image. Bref : moins de social networking, plus de personal processing.

Alors peut-être que le vrai changement est là : dans la possibilité de montrer plus qu”un résultat, le chemin. Un atelier plutôt qu’une vitrine, un endroit où l’on partage ce que l’on imagine, pas seulement ce que l’on accomplit. 

Et à partir de là, une série de questions affleure. Que devient un réseau social quand on y montre davantage ce que l’on imagine que ce que l’on vit ? La profusion d’ébauches, de tentatives, d’images mentales peut-elle, à terme, faire émerger un génie collectif ? Ou donnera-t-elle naissance à une nouvelle esthétique de l’imaginaire, aussi codée et filtrée que celle qui, peu à peu, a remodelé le quotidien que nous offrons en partage ? 

La science-fiction a souvent imaginé l’accès forcé aux pensées, le contrôle des rêves ou la marchandisation de la psyché ; elle a moins anticipé ceci : que nous mettrions nous-mêmes en ligne nos brouillons mentaux, pour plus de clarté. Mais clarté pour qui ? 

Peut-être tout cela paraît-il naïf, ou peut-être est-ce simplement ainsi que recommencent les sociétés : par de petites utopies, modestes, bricolées, qui se faufilent dans les interstices technologiques. Parce que l’avenir, au fond, n’appartient pas aux machines qui génèrent des images, mais à ce que nous décidons de faire de l’espace qu’elles ouvrent en nous — et entre nous.

👉 Voir tous les billets de Marie Dollé sur sa newsletter substack « In bed with Tech »

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