2 novembre 2025
Temps de lecture : 4 min
Dans les années 1970, le développement personnel a connu son âge d’or. Né dans le sillage des grandes utopies humanistes et de la contre-culture californienne, il promettait à chacun de « se réaliser », de libérer son potentiel. Une révolution douce, intime, parfois naïve, mais profondément sincère : celle d’un humain qui cherchait à s’éveiller à lui-même.
Puis le sujet a dérivé vers un autre rivage : celui des recettes de management, de performance et d’efficacité personnelle. Le « connais-toi toi-même » des années 1970, encore empreint d’introspection et de quête de sens, s’est mué en un « dépasse-toi toi-même » calibré pour l’économie de la performance. Avec l’arrivée des réseaux sociaux, cette injonction s’est rejouée à ciel ouvert. L’agora est devenue l’algora : un espace médiatisé, fait de bulles solipsistes, ces micro-mondes où chacun se retrouve enfermé dans sa propre vision algorithmisée. Des sphères de soi, où l’on croit rencontrer les autres alors qu’on ne fait souvent que croiser des versions calibrées de soi-même. Le « connais-toi » s’est mué en « montre-toi ». L’écran numérique censé nous ouvrir au monde est devenu un miroir sans tain.
Mais quelque chose semble changer. Il suffit de regarder du côté des maisons d’édition, celles-là mêmes qui portent les récits à l’origine des changements. De nouvelles structures apparaissent depuis une vingtaine d’années, avec des positionnements de bascule. Elles publient des récits atypiques, à la croisée du social, du sensible et du vivant.
Les Liens qui Libèrent, Les Presses du Réel, Éditions Burn Out, Ypsilon (Contre Attaque, Fragile, etc.) Les Éditions du Commun, Éditions D’Après, Le Passager Clandestin, Éditions Dehors, Le Monde qui Vient… Même Le Seuil s’y met, avec des collections comme Le Compte à rebours.
Depuis cet été, j’arpente les librairies plus que de coutume, notamment la librairie Ici, sur les Grands Boulevards à Paris, l’une de mes préférées. J’y pratique une forme de bibliomancie, vous savez, cet art d’interroger le hasard à travers les livres, mais à ma manière. J’observe les gens, leurs gestes, ce qu’ils soulèvent ou reposent, les rayons qui s’étendent ou rétrécissent, les couvertures qui attirent, les mots-clés qui émergent ou disparaissent. Tout devient signe et tout semble vouloir dire quelque chose. Un jour, j’ai même photographié les 52 coups de cœur des libraires, ces petites notes manuscrites fixées sur les livres avec un trombone, et j’ai créé un agent personnalisé pour voir si, dans cet ensemble d’enthousiasmes singuliers, il existait un dénominateur commun.
Et figurez-vous que oui. C’est d’abord l’effet de surprise : dans beaucoup de ces notes, revient cette idée que le livre les a déplacés, qu’il leur a fait voir quelque chose autrement. Ensuite, c’est la dimension émotionnelle : souvent, on y retrouve le mot espoir.

Le rayon développement personnel ? Il se transforme. Sur ses gondoles de présentation, on trouve désormais des ouvrages plus surprenants que les habituels Guérir de ses cinq blessures ou Le pouvoir de la confiance en soi. Désormais, c’est « Moins d’écrans, plus de liens » (Bruno Humbeeck), c’est « L’art d’être avec les autres » (Priya Parker), c’est « Plus jamais seul » (Natacha Calestrémé). Comme une évolution, une prise de conscience diffuse : pour se développer personnellement, il faut peut-être apprendre d’abord à se relier à l’autre, avec un grand A.
L’autre c’est aussi le vivant, cette catégorie qui gagne des m2 dans les librairies, qui n’est ni biologie, ni jardinage. Derrière ce mot, on retrouve toute une génération d’auteurs : Baptiste Morizot, Vinciane Despret, Donna Haraway, Emanuele Coccia, et d’autres encore. Des penseurs qui déplacent le regard, qui ne demandent plus “comment se développer soi”, mais “comment habiter le monde”. On y retrouve des livres étonnants : “dans la tête d’une baleine”, “justice pour l’étoile de mer”, “la vie secrète d’un cimetière” “les audionautes : à l’écoute des chants de la Terre”, “vivre en oiseau”…
Ce glissement éditorial raconte un changement : du moi-centré à l’interdépendant, du projet de soi au projet du vivant. Explication ? Alors que notre horizon était celui de la croissance et du progrès infinis, nous découvrons qu’il n’est pas extensible. Le “vivant” devient alors une manière de repenser la prospérité dans les limites du réel. Par ailleurs, la permacrise et le besoin de relation réintroduisent l’idée d’interdépendance. Et face au numérique et à l’abstraction croissantes, s’affirme une quête de sens, un besoin d’ancrage, physique, voire hyperphysique dans le monde.
Pourtant, derrière cette soif de reliance, une autre question affleure : à qui, ou à quoi, voulons-nous vraiment nous relier ? C’est ce que m’a rappelé un échange matinal avec Cyrille Frank, Directeur des publications chez Minted / Influencia (et mille autres casquettes) : « Le besoin de sens de l’être humain l’a conduit de la magie à Dieu, et le porte aujourd’hui vers de nouvelles croyances, dont Gaïa – seule idéologie capable de rassembler. Mais si cette croyance semble en apparence décentrer l’Homme, elle traduit encore l’immense vanité de notre espèce : vouloir à tout prix qu’il y ait une signification à l’univers, et autre chose que la matière. »
Je comprends sa réserve. Et pourtant, quelque chose me trouble. Un déplacement s’amorce, d’un autre ordre, plus épistémique. Car si Cyrille a raison sur notre vanité à vouloir du sens, la technologie, cette fois, pourrait nous ouvrir une autre voie.
Depuis des siècles, nous avons connu le monde en le disséquant, et en le nommant on le mettait à distance. La connaissance était un acte de séparation : voir, c’était déjà dominer. Mais avec l’essor de l’IA générative, de la bioacoustique, des capteurs, nos outils deviennent en quelque sorte des organes d’écoute. L’IA détecte déjà des corrélations dans les chants de baleines, dans l’activité des récifs, dans les vibrations des sols ou les réseaux mycorhiziens. Elle rend visible l’invisible.
Nous ne sommes donc plus seulement dans l’analyse ou l’explication, mais dans une forme d’attention, d’écoute du monde. Et si le vrai développement relationnel, c’était ça ? Devenir un organe de perception du monde, et non plus sa conscience. Cela ne réglerait sans doute pas notre vanité – surtout à l’heure où l’on se demande si une vie synthétique n’est pas en train de prendre racine – mais ce serait déjà une manière de la déplacer : passer du besoin de comprendre au désir d’entendre. Et, qui sait, d’admettre que le monde n’a peut-être rien à nous dire… et d’écouter quand même.
👉 Ce billet est tiré de la newsletter de Marie « in bed with tech »
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