Pourquoi le passage de la pub TV au CPM fait débat


  • TF1 et M6 veulent abandonner le GRP pour le CPM début 2024. De quoi permettre aux chaînes TV d'être jugées sur les mêmes critères que les plateformes de vidéo en ligne, comme Youtube, revendique le duo.
  • De quoi leur permettre de faire passer de l'inflation, tout en risquant d'appauvrir le médiaplanning télévisuel, leur répondent les agences médias. Débat.

C’est, depuis la publication des nouvelles CGV de TF1 et M6 en octobre dernier, un sujet qui fait grincer quelques dents en agences médias : la volonté affichée par le duo de changer le mode d’achat de la publicité TV. Alors que c’est aujourd’hui le GRP qui fait la loi, TF1 et M6 veulent basculer début 2024 vers un mode d’achat au CPM (coût pour mille impressions), issu du digital.

“L’objectif, c’est de définir une monnaie unique pour la vidéo”, justifie Laurent Bliaut, DGA marketing et R&D de TF1 Pub. Légitime alors que ce sont désormais souvent les mêmes structures qui pilotent les campagnes TV  et VOL chez les acheteurs et qu’elles ont besoin d’une monnaie d’achat commune. D’autant que la nouvelle mesure cross-media, promise par Médiamétrie d’ici la fin de l’année, viendra, elle aussi, appuyer cette convergence (elle comptabilisera l’audience de la TV tous écrans confondus).

L’autre raison, c’est évidemment la rivalité exacerbée avec les plateformes de vidéo en ligne qui, Youtube en tête, siphonnent une bonne partie des budgets des chaînes de TV. Des plateformes qui n’ont aucun mal à “faire passer” des tarifs bien plus élevés que ceux de la télévision. Compter entre 4 et 15 euros du CPM pour la TV, selon les cibles, contre 10 à 30 euros pour la vidéo 20 secondes et même… 49 euros pour le 30 secondes chez Netflix. 

“Évidemment que tout le monde sait que la TV linéaires coûte beaucoup moins cher que la vidéo en ligne. Mais négocier au CPM net, plutôt qu’au GRP net, serait un bon moyen de le rappeler au quotidien”

Incompréhensible pour des patrons de régie que les agences médias challengent à la moindre hausse. Une “injustice” qui, espèrent-il, pourrait être réparée avec ce nouveau mode d’achat. “Évidemment que tout le monde sait que la TV linéaires coûte beaucoup moins cher que la vidéo en ligne. Mais négocier au CPM net, plutôt qu’au GRP net, serait un bon moyen de le rappeler au quotidien”, estime Laurent Bliaut.

“Les chaînes de TV veulent déconstruire le discours des grandes plateformes de vidéo en ligne, qui martèlent depuis des années qu’elles sont plus abordables alors qu’en réalité, c’est surtout le ticket d’entrée qui est plus bas”, confirme Magalie Delmas, directrice générale trading de Heroiks. Historiquement quelques milliers d’euros en VOL contre plusieurs centaines de milliers d’euros pour un plan TV. De sorte que lorsqu’un annonceur a un budget restreint, il peut avoir tendance à communiquer en exclu VOL par crainte de ne pas assurer le niveau d’émergence minimum en télévision (même si l’arrivée des boxes entreprises change un peu la donne).

Une monnaie d’achat commune à la TV et la vidéo en ligne, les agences médias y sont globalement plutôt favorables, “tant la porosité entre les deux médias est devenue forte, avec une TV qui se consomme de manière délinéarisée, en catch-up, et de la VOD qui se consomme souvent sur l’écran de TV”, comme le rappelle Xavier Sarron, head of multiscreen chez Dentsu Aegis Network. Pas un des acteurs interrogés par Minted ne conteste la nécessité d’une convergence.

Ils sont beaucoup plus nombreux, en revanche, à s’émouvoir du choix du nouveau mètre étalon : le CPM. Une devise “hyper basique” qui, de l’avis de la plupart des agences médias que nous avons interrogées, ne correspond pas aux attentes des acheteurs. Pourquoi ? Parce que le CPM renvoie simplement à un coût contact (contact qui est dans la cible ou non) là où le GRP est un indicateur de pression sur sa cible. “Abandonner le GRP, c’est sacrifier deux dimensions, que l’on ne retrouve pas dans le CPM : le taux de couverture sur cible et la répétition”, prévient Xavier Sarron. Ce n’est pas un problème pour le marché de la vidéo en ligne, qui offre de la puissance mensuelle, ça l’est beaucoup plus pour un média comme la TV, qui offre de la puissance immédiate et quotidienne. 

“Acheter de la TV au CPM, ce serait l’acheter au kilo. Dommage que les régies se soient contentées de retenir le plus petit dénominateur commun aux deux univers.” 

La connaissance de sa part de voix sur une cible et le nombre de fois que l’on a touché chaque contact de cette cible sont les fondements du médiaplanning TV. Impossible, sans ces deux informations, de s’assurer de la bonne montée en couverture de son plan TV.  “Acheter de la TV au CPM, ce serait l’acheter au kilo”, résume Philippe Bigot. Le patron du département vidéo chez Havas Media regrette, à ce titre, que “les régies se soient contentées de retenir le plus petit dénominateur commun aux deux univers.” 

C’est vrai… Mais c’est malheureusement la seule monnaie commune envisageable, à en croire Laurent Bliaut. Le digital ne pouvant pas se mettre au GRP. “On sait faire du GRP socio-démo grâce à  Médiamétrie mais on ne pourra pas faire de GRP sur des segments intentionnistes, type “18 et + qui déménagent”,  très appréciés du digital, parce qu’on n’a personne pour nous donner un taux de couverture sur cette cible”, prévient le dirigeant de TF1 Pub. Il ne s’agit pas, d’ailleurs, de supprimer le GRP, assure Laurent Bliaut. Simplement de le délester de son rôle de monnaie d’échange.

En d’autres termes, les agences médias achèteraient au CPM et continueraient à faire leur médiaplanning au GRP. Une “double comptabilité” difficilement envisageable au regard des enjeux de productivités qui les touchent actuellement. “L’introduction de cette double mesure s’accompagnerait d’une complexification nuisible à l’efficacité des agences médias”, estime Xavier Sarron. 

L’expert de chez Dentsu propose donc une autre piste. “Si on veut concilier cette notion de CPM avec les exigences de qualité des acheteurs TV, il faudrait plutôt raisonner en CPM visible sur cible”, suggère-t-il. En bref, partir du CPM basique et lui adjoindre d’autres dimensions : le taux de couverture sur cible, le taux de visibilité et le taux de complétion. On ne paie plus pour tous les contacts quels qu’ils soient, on paie pour ceux qui sont vraiment touchés… et dans la cible. On se rapprocherait, dès lors, du modus operandi de la TV où, rappelons-le, les acheteurs ne paient pas pour les contacts hors de leur cible. David Larramendy est plutôt pour. “Bien évidemment que le CPM lorsqu’on le lancera, ou plutôt si on le lance, devra être un indicateur équivalent au GRP actuel .Un CPM enrichi donc”, assure le directeur général de M6 Publicité.

TF1 et Netflix achetés au CPM enrichi ? On n’y est pas encore ! “Si TF1 et M6 ont beaucoup de poids en TV, c’est beaucoup moins vrai pour la vidéo en ligne”, rappelle un connaisseur du marché. Difficile de croire que le duo puisse convaincre des plateformes, qui ont déjà mis longtemps à accepter la perspective d’être mesurées comme les autres, de basculer sur un KPI qui leur sera défavorable puisqu’à date, les règles pour comptabiliser l’inventaire publicitaire digital sont moins strictes qu’en TV. “Reste à savoir si toutes les plateformes accepteront la notion de contact selon la durée de l’exposition, comme ça se fait en TV”, s’amuse Laurent Bliaut. En digital, un contact est considéré comme touché à partir de 2 secondes de visionnage de la pub vidéo. En TV, on compte 0,2 contact sur une personne a regardé 1 minute sur les 5 que compte l’écran publicitaire. 

Les régies auront aussi du mal à convaincre celles, sans lesquelles aucun changement de cet ordre n’est envisageable, les marques…. Car l’introduction de ce CPM enrichi s’accompagnerait d’une inflation dont personne ne veut. Surtout pas les responsables achat média des annonceurs qui, ce faisant, admettraient auprès de leurs hiérarchies que bon nombre des impressions qu’ils achetaient jusque-là étaient inutiles.

Se poserait aussi la question de savoir qui contribuerait à mesurer ce CPM enrichi, alors que la pratique fait appel à un savoir-faire éclaté entre plusieurs acteurs : visibilité (IAS, Moat, Adloox…) et mesure socio-démo (Médiamétrie//Netratings). Des acteurs qui ont tous un coût… et donc un impact sur le CPM. Dernière pierre dans le cimetière d’une mesure (déjà enterrée ?) : la nécessité de trouver un terrain d’entente sur certains KPI aujourd’hui définis différemment. A l’image de la mesure de la visibilité : 50% de la création plus de 2 secondes en digital, une moyenne de l’audience qui a regardé l’écran pub au sein duquel le spot est diffusé.

Les obstacles sont nombreux et il y en a, évidemment, aussi côté agences. “La plupart ne seront pas en capacité de pouvoir shifter sur du CPM pour des raisons d’organisation, de structure et d’outil”, estime Emmanuel Crego. Et d’observer qu’une bonne partie d’entre elles se contentent de sous-traiter l'achat digital à des adtechs ou régies, tout comme audio ou DOOH, pour les mêmes raisons." Magalie Delmas est, elle, inquiète pour la mid tail, ces annonceurs qui investissent 500% dans leur campagne TV de l’année et risquent de perdre tous leurs repères. “Il ne faut pas que le passage au CPM ajoute une couche de complexité aux conditions commerciales pour les agences”, reconnaît Laurent Bliaut.

Raison pour laquelle le syndicat des régies pub TV, le SNPTV a mandaté un expert pour faire l’intermédiaire avec l’Udecam, qui représente les intérêts des agences médias. Il s’agit de recueillir tous les points de friction liés à ce changement de devise d’achat. “On veut faire ça en bonne intelligence”, rassure Laurent Bliaut. Ça tombe bien, l’Union des marques a, de son côté, missionné l’Udecam pour voir ce qui est fait dans d’autres pays d’Europe et notamment en Espagne, où le leader Antena 3 a donné le “la”. 

“Rien n’est gravé dans le marbre”, promet David Larramendy, qui espère néanmoins arriver à un compromis d’ici la fin du premier trimestre 2023. Ce sera peut-être un peu court si l’on en croit Emmanuel Crego. "Tout l'intérêt d'un changement au CPM serait de permettre des optimisations sur des cibles comportementales communes : autant en TV linéaire que non linéaire. Ce qui apporterait une vraie valeur ajoutée pour de nombreux annonceurs : dépasser le dénominateur commun du socio-démo.” Problème, le marché n'est, pour le moment, pas structuré pour  l'opérer de manière industrielle. Ce qui interpelle forcément Emmanuel Crego quant à l’intérêt d’une bascule au CPM. “Si c’est juste pour masquer de l’inflation, car il y a moins de contacts à vendre, ça va être compliqué de convaincre les acheteurs”, prévient-il.

La plupart des agences médias sont alignées sur ce point et craignent que les régies TV n’en profitent pour remonter des tarifs qu’elles essaient, depuis des années, de faire accepter aux acheteurs. Le timing de la bascule proposée par le SNPTV, début 2024, n’est à ce titre pas anodin. Il coïncide avec une réforme majeure dans le système de calcul des audiences par Médiamétrie. A partir de cette date, ce seront tous les foyers qui seront pris en compte dans le calcul. Même ceux qui ne sont pas équipés de TV et qui ne sont, pour l’instant, pas comptabilisés. Avec un impact certain sur les GRP.

“Si on prend la cible 25-49 ans, ce sont 12% des foyers qui ne sont pas équipés de TV, rappelle Laurent Bliaut. Un écran qui fait 10 GRP en fera donc sans doute 9.” Alors même qu’il y autant d’individus derrière leur écran qu’avant la réforme. C’est d’autant plus retort que, si le coût GRP est impacté, le prix CPM resterait, lui, inchangé, puisqu’il n’intègre pas la dimension de taux de couverture sur cible. “Passer au CPM permettrait aux régies TV de rendre ces 10% d’inflation moins visibles”, résume Magalie Delmas. Alors que rester sur le système de GRP, c’est prendre le risque de s’embarquer dans des négociations houleuses en début d’année prochaine. “Surtout avec le contexte économique actuel, ajoute Magalie Delmas. 10%, c’est parfois la rentabilité d’une entreprise.” 

“La convergence TV - vidéo en ligne pour justifier le passage au CPM, c’est le miroir aux alouettes, estime un acheteur. La réalité, c’est que les régies TV y voient un excellent moyen de récupérer de la valeur, en enterrant un KPI synonyme de déflation.” C’est un fait, le coût GRP moyen a quasiment baissé de moitié sur les 15 dernières années, les chaînes de TV n’ayant, malgré l’enrichissement de leur offre,  jamais réussi à revenir sur les grosses concessions de prix qu’elles ont dû faire au sortir de la crise des subprimes. “Le péché originel”, à en croire un connaisseur du secteur. Une erreur stratégique que les chaînes de TV ne seraient pas à l’abri de reproduire, selon Emmanuel Crego. 

Puisque, si passer au CPM, c’est souligner le fait que la TV linéaire est beaucoup moins chère que Netflix ou Youtube, c’est aussi faire de même avec l’offre de catch-up des TV. “Ce serait compliqué pour un TF1 de continuer à vendre MyTF1 à 15 euros du CPM s’il vend la TV linéaire à 4 euros pour la même cible”, pointe un acheteur. Et de prendre exemple sur le récent dispositif de GRP hybride mis en place par la chaîne, qui lui permet de basculer automatiquement 8% de son GRP dans des dispositifs de vidéo en ligne. “Cette bascule l’oblige à massacrer les CPM de son inventaire vidéo en ligne, pour se caler sur le prix de la TV.” Le passage au passage CPM peut (peut-être) permettre aux régies TV de récupérer un peu de valeur sur le linéaire mais il pourrait, également, contribuer à saborder leur principal levier de croissance : la vidéo en ligne. 

Preuve qu’il n’y a pas vraiment de consensus sur le sujet, FranceTV Pub et Altice Media, manifestement pas à l’aise à l’idée de prendre la parole sur le sujet, ont décliné notre sollicitation. David Larramendy se veut, lui, pragmatique : “la priorité c’est vraiment la mesure cross-media, le sujet d’une devise d’achat commune vient après.”