Emmanuel Crego (Values) : "La TV segmentée n'explosera que si la data d’audience des telcos devient accessible aux acheteurs"


  • Le marché de la TV segmentée est encore loin du programmatique selon le DG de l'agence média Values. Il est plus juste de parler d'automatisation du processus d'achat vu que les acheteurs ne peuvent toujours pas optimiser la campagne en cours de diffusion.
  • L'enjeu est pourtant de taille : aider les tops annonceurs à mieux cibler une population qui se désintéresse de la TV linéaire, les moins de 35 ans. Sans cela, le marché TV risque d'être siphonné par la vidéo en ligne. 

Minted. TF1 Pub et The Trade Desk viennent d’annoncer le lancement d’un test permettant la diffusion d’inventaires de TV segmentée en programmatique. Le début d’une véritable révolution ?

Emmanuel Crego. C’est évident que les acheteurs ont besoin de simplifier l’accès à une offre qui est de plus en plus fragmentée et que les outils digitaux ont, dans cette perspective, un vrai rôle à jouer. On a, d’un côté, la TV linéaire non segmentée, qui constitue le gros du marché et de l’autre, la TV dite segmentée, qui permet d’utiliser de la data pour adresser certains foyers. Au milieu de tout cela, on a des outils de médiaplanning classiques comme Popcorn et une logique d’OI qui est, pour l’instant, la norme. C’est important pour les agences, qui travaillent TV segmentée / non segmentée et vidéo en ligne dans un même plan média, de pouvoir piloter tout celà depuis une même interface et d’harmoniser les modes d’achat. 

En cela, le test initié par TF1 Pub et The Trade Desk est une bonne nouvelle. Il va permettre davantage d’automatisation à un secteur où, jusque-là, beaucoup de choses se faisaient à la main, de manière chronophage, même si les régies ont innové fortement en créant des plateformes servicielles. On gagne du temps sur quelque chose qui est devenu une commodité : le pilotage des achats médias. On voit d'ailleurs que d’autres régies et DSP sont en cours de déploiement, il y a donc un mouvement de fonds sur le fait de donner accès à d’autres outils d’achat que Popcorn, l’outil médiaplanning historique.

Qu’en est-il pour les clients des agences médias, à savoir les annonceurs ?

Je suis, sur ce point, plus circonspect. La facilité d’accès à un inventaire, c’est une chose et cela bénéficie clairement aux agences médias pour des questions de temps passé. Le fait de profiter de la data pour optimiser son plan média en cours de campagne, c’en est une autre et c’est ce qui, dans le programmatique, est bénéfique aux annonceurs : de meilleurs arbitrages et décisions grâce à la data. Ce n’est malheureusement pas possible, pour le moment, puisqu’on ne peut pas faire d’arbitrage en libre-service selon les inventaires, les emplacements ou les segments d’audience, comme peut le faire un acheteur en digital. Difficile, selon moi, de parler de TV segmentée programmatique à ce stade : le plan média est certes data-driven mais l’arbitrage est du côté du telco qui maîtrise la data.

"Dans le cadre de la collaboration entre TF1 et The Trade Desk puisqu’on ne peut pas faire d’arbitrage selon les inventaires, les emplacements ou les segments d’audience"

Le processus d’achat est donc assez proche d’un OI pour l’instant. C’est pratique quand on fait de la TV segmentée pour 250 points de ventes différents parce que ça permet d’automatiser ce processus mais cela ne va pas plus loin : on reste sur le gain de productivité, pas la décision via la data. La question du coût technologique que représente l’utilisation d’un DSP dans ce cas d’usage précis peut alors se poser. Il faut en tout cas que les annonceurs l’apprécient. 

Où est-ce que ça coince ?

Tant que l’on n’aura pas la data des opérateurs télécom accessibles directement depuis les outils d’achats, on pourra difficilement faire mieux. Les agences seront incapables de faire des estimations de couverture sur cibles ou des arbitrages selon les programmes ou les tranches horaires par exemple. Elles devront s’en remettre aux régies et seront bien en peine d’unifier leur plan média.

Les opérateurs préfèrent en effet confier la commercialisation de leurs données aux chaînes, avec lesquelles ils nouent des accords gré à gré. Ça peut évoluer ?

Je n’ai pas la réponse, le constat est qu’ils ne le font pas pour l’instant. Ceci dit, il ne faut pas oublier que l’on parle d’un marché qui a à peine 18 mois d’existence. Il est normal que les choses se fassent par étape. Mais celle-ci est indispensable pour développer le marché de la TV segmentée. Ce dernier ne pourra pas se contenter, comme c’est le cas pour le moment en OI, de la longue traîne des annonceurs parce qu’il leur permet d’abaisser le ticket d’entrée de la TV. 

C’est à dire ?

L’enjeu financier est sur le top 100 des annonceurs français qui ont plus que jamais besoin d’optimiser leur taux de couverture à un moment où les audiences TV déclinent chez les moins de 35 ans. Le coronavirus a un peu brouillé les cartes, en faisant exploser la consommation télévisuelle en 2020 et la demande des annonceurs en 2022… Mais le marché de la TV va au devant d’une déconvenue si les choses restent en l’état, il y a un relais de croissance à trouver. On risque de voir arriver, d’ici un an ou deux, une rupture entre l’offre et la demande si l’inflation du média continue en ce sens. Il y a donc un risque d’accélération de report de budget vers la vidéo en ligne. 

Et ce n’est pas la TV segmentée qui va solutionner ça…

Pas dans sa forme actuelle je pense. Une campagne de TV segmentée coûte aujourd’hui bien plus cher qu’une campagne en IPTV, avec un reach bien moindre, il y a donc une limite de potentiel à ce stade. C’est un add-on qui peut répondre aux problématiques de certains clients qui font du multi-local mais certainement pas le levier de croissance espéré. Il est donc important d’optimiser l’existant et d’aider les annonceurs à travailler des incréments, c’est-à-dire de cibler des gens peu exposés ou non exposés à la campagne dans une logique de complément de couverture utile. C’est le premier cas d’utilisation de la TV segmentée aux Etats-Unis et ça doit aussi l’être sur notre marché !

"Une campagne de TV segmentée coûte aujourd’hui bien plus cher qu’une campagne en IPTV, avec un reach bien moindre"

 

Enfin, il me semble impératif d’avoir accès à la data côté acheteurs afin d’avoir une monnaie commune avec les régies. Cela permettra aux agences de prévoir, d’arbitrer et grâce aux technologies d’achat de le faire pendant les campagnes, donc reprendre le contrôle de l’optimisation…  

Emmnuel Crego est directeur général de l'agence Values depuis 2017. Il était, avant cela, directeur du programmatique et des technologies chez Oath France. Emmanuel Crego est un bon connaisseur du marché de la TV puisqu'il a également occupé la fonction de directeur du business development et des agences médias indépendantes chez TF1 Publicité, entre 2011 et 2014.