Jérémy Parola (Reworld Media) : “Les sites Web prennent la même direction que le print il y a 10 ans. Leurs audiences et leurs revenus display déclinant, il leur faut trouver d’autres modèles économiques”


  • Le directeur des activités digitales de Reworld Media donne sa vision du secteur des médias en ligne et alerte sur l'essoufflement probable du modèle d’audience et de monétisation on-site.

Minted. Vous nous disiez, il y a un an de cela, ne pas exclure que le secteur de l’open auction s’écroule d’ici trois à quatre ans. Vous campez sur vos positions ? 

Jérémy Parola. On voit en tout cas que la partie programmatique continue à baisser et qu’elle le fait de manière plus forte que le gré à gré. Donc, pour répondre à votre question, je pense que oui. La question, c’est de savoir si l’année 2024, marquée par la présence des JO, va accélérer cette chute. Nous le saurons bientôt.

Pour remédier à cette chute annoncée, vous preniez le pari, il y a 6 mois de cela, de faire de Paroles de Maman votre premier site sans format display IAB. Quel est le bilan ?

Il est très bon puisque notre revenu pour mille visites a été multiplié par trois depuis cette bascule vers des formats qui sont vendus à la performance (CPC, CPA ou CPL) avec des couplages data. Le multiple était même de 5, au début, mais nous avons préféré baisser nos prix par la suite, pour optimiser le remplissage. 

L’autre effet positif, c’est que, comme on pouvait l’espérer, les audiences du site ont fortement augmenté. Le site étant plus léger, les pages se chargeant plus rapidement, il est mieux valorisé par les algorithmes de Google. L’audience réalisée via le moteur de recherche de Google et Discover a d’ailleurs augmenté de 80% depuis la bascule. Tout cela nous a permis de recruter trois personnes de plus pour accélérer dans la production de contenus sur le site. 

L’objectif, c’est toujours de faire de même avec d’autres sites ?

Nous allons basculer au moins deux de nos gros sites dès cette année. L’objectif, c’est d’arriver à 60% de nos sites sur ce modèle à l’horizon 5 ans.

Lesquels ?

Je ne peux pas vous le dire à ce stade. Disons qu’il y a un “fit” naturel avec les sites qui appartiennent à l’univers de l’automobile, de la santé ou de la maison. Des univers qui ont deux dénominateurs communs : les enseignements liés à la data sont riches et les thématiques sont liées à des moments de vie très propices à la consommation, donc c’est facile d’alimenter un modèle à la performance. 

Pour en revenir à votre première question, il y a, en revanche, un point sur lequel je me suis trompé, c’est sur la santé de la vidéo en ligne. Je pensais que l’Open Web allait souffrir face à l’essor des plateformes d’AVOD et Fast, conjugué avec la mise en place de la nouvelle taxonomie par l’IAB, il n’en a rien été. Ça a été une très bonne année pour les sites de l’Open Web. Il n’y a pas eu de fuite des budgets vers le social et les plateformes. 

Une explication à cela ?

Je pense que c’est d’abord une question de volumes. Les annonceurs s’attendaient sans doute à avoir plus d’inventaires en TV segmentée ou CTV. Regardez Netflix, dont le marché attendait beaucoup, mais qui tarde à décoller.

Et puis il y a un sujet de coût, avec des CPM bien plus élevés chez ces grandes plateformes que dans l’Open Web. Ce dernier colle encore aux attentes des acheteurs en matière de productivité. Des acheteurs qui ont finalement attaché peu d’importance aux changements apportés par l’IAB. 

De notre côté, nous avons fait des efforts pour premiumiser notre inventaire. Nous avons fortement diminué les volumes réalisés en outstream et mis l’accent sur l’instream. Ce dernier pèse désormais 450 millions de streams par mois, l’oustream en fait deux fois moins.

Pourquoi mettre l’accent sur la premiumisation ?

On arrive au bout du modèle. Les annonceurs ne veulent plus de sites sapins de Noël où il y a de la publicité à chaque recoin et dans une multitude de formats : instream, oustream, in-image… 

J’ai conscience que ça peut en faire sourire certains quand on connaît le positionnement historique de Reworld Media. Ils étaient d’ailleurs nombreux à prédire, lorsque nous avons racheté Marmiton, que nous allions dégrader l’expérience utilisateur, en rajoutant je ne sais combien de formats publicitaires pour optimiser les revenus… 

"Beaucoup pensaient que nous allions dégrader l’expérience utilisateur de Marmiton, en rajoutant je ne sais combien de formats publicitaires pour optimiser les revenus. Nous ne l'avons pas fait pour ne pas écorner l'image de la marque."

Nous ne l'avons pas fait car le nouvel enjeu d’un groupe comme le nôtre, c’est plutôt de s’appuyer sur l’image de marque de certains de nos titres pour leur permettre de développer d’autres modèles économiques, via de l’évènementiel, des livres ou des activations sur les plateformes sociales.

A ce sujet, vous venez de nouer un deal avec TikTok, pour faire partie d’un programme de partage de revenus entre la plateforme et certains médias, baptisé TikTok Pulse…

Seuls les créateurs de contenus avaient jusque-là de tels accords avec TikTok. Nous nous sommes vus à l’occasion des Cannes Lions où ils nous ont annoncé réfléchir à la possibilité d’ouvrir cela à un pool de médias, dont Reworld Media, parce que nous opérons sur des thématiques qui intéressent les annonceurs de la plateforme : la mode, le luxe, la beauté… 

L’accord date d’il y a à peine un mois mais nous avons déjà diffusé les premières campagnes. 

En quoi est-ce que la négociation de tels accords est stratégique pour vous ?

Je pense que les sites Web prennent aujourd'hui la même direction que les magazines print il y a 10 ans, lorsque nous nous sommes lancés en rachetant de belles marques print en perte de vitesse, pour les aider à basculer sur le digital. 

La réalité, c’est qu’aujourd’hui, une bonne partie des sites Web voient leurs audiences décliner. Prenez l’univers du féminin, dont l’audience a chuté de 6% sur un an selon Médiamétrie//Netratings. Si les sites n’y remédient pas, en basculant vers de nouveaux modèles économiques que le display on-site, leurs revenus vont évidemment en souffrir. D’où l’intérêt d’arriver à monétiser les audiences que ces sites réalisent via leurs comptes sociaux.

Comment ?

Il y a d’abord les OPS, qui se déclinent de plus en plus sur les réseaux sociaux. En 2024, 50% de nos revenus OPS viendront des plateformes sociales. C’est bien mais ce n’est pas suffisant. Le marché de l’OPS sociale doit peser autour des 300 millions d’euros contre 5 milliards pour le social dans son ensemble.

"En 2024, 50% de nos revenus OPS viendront des plateformes sociales"

Il faut donc également miser sur l’adbreak, ces programmes de partage de revenus que Facebook, Snap, Youtube, Pinterest et TikTok ont mis en place. C’est forcément intéressant même si 1) vous êtes à la merci des plateformes et 2) l’une des plus importantes, Instagram, ne propose pas d’accord de ce genre. 

Quels sont les autres leviers ?

Le content commerce, qui après avoir fait ses preuves sur nos sites, commence à s’inviter sur les plateformes sociales. L’enjeu, c’est de créer du contenu social qui engendre une vente et d’être rémunéré en fonction de cette dernière. Nous avons récemment racheté un spécialiste de l’affiliation sur les plateformes sociales, qui s’appelle Zezam. Cette technologie permet de rattacher une boutique à un compte pour avoir un lien d’affiliation et tracker.

Le dernier modèle et le plus dur à craquer, ce sont ses investissements display de plus de 4 milliards d’euros sur lesquels les médias ne sont pas incentivés, Reworld Media comme les autres. Du moins jusqu’à il y a trois mois !

Qu’est-ce qui a changé ?

Nous testons, depuis cette date, une solution qui permet à un annonceur de diffuser une campagne paid media sur les plateformes sociales en utilisant nos marques médias et leur data. C’est, concrètement, un annonceur du luxe ou de la beauté qui, moyennant le versement d’une commission, utilise le compte de Grazia pour diffuser des publicités sur TikTok et Snap. Parce qu’on a la preuve que l’impression publicitaire sera plus efficace si l’émetteur est Grazia plutôt que le compte de l’annonceur. Et qu’en plus il peut venir piocher dans notre DMP pour activer des segments type “intentionnistes beauté”. 

Les plateformes n’y trouvent rien à redire ?

Les investissements sont faits quoi qu’il arrive, cela ne change rien à leur modèle économique. Et je dirais même qu’au contraire, des plateformes plutôt “challengers”, comme TikTok et Snap, nous ont ouvert les bras car s’appuyer sur de belles marques médias peut leur permettre d’attirer plus facilement les annonceurs.

Les annonceurs y trouvent, eux aussi, leur compte puisque les principaux KPI des campagnes sont améliorés, qu’il s’agisse des CPC, des taux de complétion ou des brand lift surveys. Cela évite aussi à un retailer de devoir se fader des dizaines de commentaires négatifs sur son SAV, comme c'est le cas lorsqu'il publie via son propre compte. 

De notre côté, cela nous a permis de recruter massivement sur le volet social. Nous sommes passés de 8 à 82 salariés qui se concentrent là-dessus en l’espace d’un an. Nous aurons, en 2024, plus de journalistes dédiés aux réseaux sociaux qu’à nos sites.