Big Tech : le jouet cassé ?

Nous avons beaucoup glosé sur l’apparition de phénomènes qui bouleversent, plus ou moins durablement la tech (le Metaverse, Elon Musk et le rachat de Twitter, la cryptomonnaie et maintenant ChatGPT) passant de l’un à l’autre sans véritable transition comme des lucioles attirées par la lumière. Mais on ne s’est que superficiellement posé sur le sujet des licenciements dans la Silicon Valley. 

Un paradoxe absolu

Le pire ne s’est pas produit mais laissons-le à ceux qui passent leur temps à prédire le plus sombre (et qui sont régulièrement démentis par les faits). L’économie américaine résiste plutôt bien avec 517 000 nouveaux emplois en janvier contre une prévision de 185 000 et après un niveau révisé ... en hausse à 260 000 pour décembre 2022. Le marché de l’emploi a été robuste en 2022 dans les pays de l’OCDE et il est difficile de dire si nous sommes au plein cœur d’une récession. Certes, l’inflation n’est pas vaincue (elle n’a pas encore atteint le niveau des 2% comme le voudrait la Fed) mais elle est en baisse. On sait désormais que l’économie mondiale retrouve des conditions plus normales comme en témoigne la Chine qui sort de 3 ans d’isolement et de la fin d’une période de pandémie. Cependant, un élément pose question : il ne se passe pas un jour sans l’annonce de plans de licenciement dans le monde de la tech et des médias. Pourquoi cette situation alors que le marché de l’emploi est plutôt au beau fixe ?

Le narratif bien huilé

Le site https://layoffs.fyi nous donne l’information en temps réel sur les plans qui se succèdent à une vitesse vertigineuse puisque l’on parle de plus de 108 000 emplois qui se sont évaporés depuis le début de l’année 2023. Les géants de la Tech que sont Microsoft, Google ou Meta ont tous mis plus de 10 000 personnes à la porte et ce n’est sûrement pas fini. Sans parler d’Elon Musk qui a réduit la voilure des salariés de Twitter de près de 65%.

Si l’on fait abstraction du cas de Twitter, le narratif des patrons de la Big Tech est parfaitement rôdé : « nous sommes responsables de la situation actuelle et nous assumons les choix difficiles qui sont les nôtres. Nous avons faussement et naïvement cru que la pandémie était une transformation structurelle irréversible » mais nous, individus lambdas, ne sommes pas devenus des êtres complètement virtuels : nous avons repris des activités dans le monde réel. Ainsi, ces patrons affirment avoir « surembauché » pour répondre à une demande qui a partiellement disparu ! Il est évident que la réalité de chaque entreprise est différente mais, néanmoins, le tapis ne s’est pas complètement dérobé sous leurs pieds : Meta annonçait, par exemple, lors de sa dernière conférence aux analystes financiers avoir dépassé le nombre emblématique des deux milliards d’utilisateurs actifs quotidiens.

Des raisons plus profondes 

Il y aurait, donc, des raisons autres que celles liées à une erreur de jugement collective due à la pandémie. Par exemple, le marché publicitaire digital est plus touché par l’introduction de l’App Tracking Transparency d’Apple que ne l’avait anticipé les experts. Des estimations font état de possibles pertes de revenus équivalentes à 13% dans le cas de Meta et à 8% dans le cas de YouTube. La précision de leur ciblage publicitaire en a été affecté et cela ralentit leur croissance, notamment sur la partie basse du tunnel de conversion des parcours mobiles pour des utilisateurs en quête de téléchargement d’app mobile sur l’App store d’iOS.

Une autre lecture de phénomène est possible : la volonté de rééquilibrer le rapport de force entre les dirigeants de ces entreprises et leurs salariés, qui ont même commencé à se syndiquer pour certains. Le retour au bureau avec la fin de la pandémie est redouté par tous les CEOs alors que la fronde couve depuis des mois jusque chez Apple. Certains salariés sont devenus « activistes » de toutes les causes progressistes en oubliant que l’entreprise n’est pas toujours le meilleur endroit pour porter ces combats. Se séparer de plus de 10 000 collaborateurs est un geste assez significatif qui peut avoir pour but de prouver que la culture d’entreprise n’a pas été complètement chamboulée par la Genération Z. 

Ce n’était sûrement pas le but premier de ces dernières, ayant habitué leurs collaborateurs à des statuts très privilégiés (nous parlons bien évidemment des managers et des développeurs, pas des salariés en col bleu dans les entrepôts d’Amazon par exemple) mais une fois arrivées à l’âge adulte, ces entreprises ne sont plus obligatoirement en phase avec les attentes de leurs jeunes salariés sortis des universités les plus prestigieuses du pays.

Finalement rien n’a vraiment changé

Il est évident que chaque plan a créé une réponse positive des marchés financiers comme l’annonce par Disney du licenciement de 7 000 collaborateurs pour être encore plus rentable. Mark Zuckerberg a évoqué l’année 2023 comme l’année de l’efficacité. Il se murmure que la prochaine cible de Meta touchera les strates de management qui se sont accumulées au fil des ans. Pourtant ces entreprises n’iront pas au-delà du raisonnable pour ne pas se séparer des talents indispensables à la poursuite de leur réussite business insolente. Ainsi, Meta annonce réduire ses Capex de 7 Milliards de $ mais il n’a pas touché aux 14 Milliards de $ d’investissement dans son Reality Labs qui pilote le projet fétiche de son patron sur le Metaverse. Il a simplement compris qu’il devait taire ses ambitions sur le sujet un peu plus fort pour moins attirer l’attention des analystes financiers.

Il serait faux de croire que ces géants de la Big Tech et la cohorte de jeunes pousses qui gravitent dans l’écosystème de la Silicon Valley sont en réel danger. Le business de ces entreprises n’est pas en train de voler en éclat parce qu’elles réduisent une partie limitée de leurs effectifs. Elles s’ajustent simplement pour être plus efficace après avoir perdu de vue certaines règles de bonne gestion. Notons qu’Apple n’a fait aucune annonce de plan de licenciements et la raison en est simple : ces entreprises restent des cash machines avec de solides fondations.