Mathieu Plassard et David Raichman (Ogilvy) : "On n'apprend pas si facilement le tone of voice d’une marque à une IA"


  • GPT-3, Dall-E, Midjourney… : Ogilvy Paris fait partie des premières agences à avoir intégré l’usage des intelligences artificielles génératives dans ses processus créatifs et dans ses campagnes - avec notamment des créations pour La Laitière, Accor ou ses propres voeux.
  • Rencontre avec Mathieu Plassard, président de l’agence et David Raichman, Executive Creative Director.

Minted. Que change l’IA pour les agences comme la vôtre ?

David Raichman. On pense que ça change tout ! C’est la raison pour laquelle nous travaillons là-dessus depuis un moment déjà, avant que cela ne devienne la tendance dont tout le monde parle. Nous avons exploré les outils et passé pas mal de temps pour voir ce qu’on pouvait faire avec. Finalement la tendance nous a rattrapés et l’IA a dépassé tous les autres sujets qui accaparaient les agences - comme le Web3, les NFT, le metaverse… 

Mais on ne se parle pas là d’une énième innovation technologique : nous avons l’intime conviction que nous sommes au tout début d’une révolution culturelle, sociétale et économique, qui va avoir de multiples impacts sur toute l’industrie. On se retrouve presque dans la même situation qu’aux débuts du web, il s’agit de quelque chose de cette ampleur.

Mathieu Plassard. L’IA impacte forcément les talents créatifs, en particulier les DA et les CR, mais pas seulement. Nous avons aussi embarqué très en amont le juridique et le légal. Notre enjeu aujourd’hui est de former tout le monde, comme on forme l’agence à la loi Evin ou à la communication responsable. Par exemple, deux de nos juristes assurent des sessions de formation auprès de l’ensemble des équipes, notamment sur les règles liées à l’utilisation des images générées avec des IA.

La différence avec d’autres sujets, c’est qu’il y a une courbe d’expérience à créer, on ne peut pas improviser, il faut une légitimité. Au sein du réseau Ogilvy, nous sommes ainsi devenus un centre d’excellence en Europe sur ces sujets. La division “AI” de notre Reality Lab est basée à Paris et nous travaillons maintenant sur ces outils pour d’autres agences du groupe.

Comment les créatifs appréhendent-ils ces outils, qui peuvent potentiellement les menacer ?

David Raichman. L’enjeu pour les créatifs, c’est de ne pas subir cette révolution. Avec les médias, on a une image déformée : on nous présente des IA qui “font” ceci ou cela. Mais l’IA en tant que telle ne fait rien, ce sont des gens qui travaillent avec qui font. L’urgence, c’est donc de s’approprier ces outils et de montrer que lorsqu’ils sont pris en main par des gens qui ont une expertise et du talent, on peut faire des choses formidables avec. Il faut s’emparer de l’IA pour prouver qu’on peut continuer à être créatif. C’est une nouvelle arme et une forme intéressante d’expression.

Mathieu Plassard. L’IA vient en complément de toute la palette d’outils accessibles aux métiers de la création. Mais il ne faut pas oublier qu’avant tout, il faut qu’il y ait des idées. Notre vidéo d’outpainting pour La Laitière en est une bonne illustration : le point de départ, c’est une idée.

David Raichman. Dans ce cas, le fait d’utiliser une IA répondait aussi à la problématique du timing, pour pouvoir réagir rapidement à une tendance en train d’émerger. On a eu 24h pour lancer la vidéo : en 24h, on ne peut pas demander à un humain de réaliser ça. Le style de Vermeer est dans le domaine public, il n’y a pas de propriété intellectuelle attachée. De plus en plus, il faudra se poser la question de la justification du recours à l’IA : il faut que ça ait du sens de l’utiliser, et là il y avait un bon alignement.

Comment ces outils s'intègrent-ils dans vos processus créatifs ?

David Raichman. Aujourd’hui, pour produire des key visuals ou des manifestos, l’IA est devenu un réflexe. Mais beaucoup d’agences le font déjà, l’usage est apparu de manière assez naturelle. Nous faisons surtout beaucoup d’expérimentations et de R&D, pour explorer des choses qui peuvent ensuite nous inspirer sur des idées.

Mathieu Plassard. Une partie de nos achats d’arts a basculé sur des comptes Midjourney. C’est un choix stratégique de se dire qu’on va utiliser l’IA pour aider la production ou nos directeurs artistiques lorsqu’ils sont en recherche. Le réflexe des agences a pendant longtemps été de se tourner vers les boîtes de production. Celles-ci ont toujours une légitimité, mais là, en interne, nous développons un savoir-faire nouveau, entre le craft et l’idée. 

Comment réagissent vos clients devant les promesses de ChatGPT ou des modèles génératifs d’image d’automatiser tout ou partie de la création de contenus ?

David Raichman. Il y a ceux qui sont perdus, qui entendent partout parler de ChatGPT et se demandent ce qu’ils peuvent en faire. Là, c’est notre rôle d’agence-conseil de les accompagner, pour les aider à faire en sorte que ces technologies les aident à sortir du lot ou à faire croître leur business. Et puis il y ceux qui pensent à internaliser le contenu chez eux. Là encore, nous avons un travail à faire pour les accompagner s’ils veulent aller dans ce sens-là, pour leur montrer comment ça peut fonctionner, et aussi les limites. 

Un exemple : le tone of voice d’une marque, on ne peut pas l’apprendre si facilement à une IA. Aujourd’hui, nos concepteurs-rédacteurs sont aussi des coachs pour des IA, qui leur montrent comment écrire dans le style de la marque. Entraîner GPT-3 ou créer une base customisée pour Stable Diffusion, c’est important et ça change tout. Or, savoir créer sa propre base d'entraînement, c’est une compétence, un vrai savoir-faire qu'il faut maîtriser. 

Quid des enjeux éthiques ?

David Raichman. Il y a de nombreux points qui doivent être abordés et pris en compte par les agences. Par exemple, est-ce qu'on a le droit de remplacer un métier par de l’IA ? Est-ce qu'on a le droit de travailler avec une imagerie pré-existante dans certains contextes ? Est qu'on peut utiliser l’IA pour montrer des choses aux consommateurs, sans préciser qu’il y a une IA derrière ?

Mathieu Plassard. Nous allons être très vigilants, car l’écosystème évolue très rapidement. Il va y avoir des excès. Toute l’accélération de l’adoption de la technologie nous force à être encore plus droits dans nos bottes.