Antoine Genot (Pernod Ricard) : "L’expertise médiaplanning reste dans les mains de votre prestataire lorsque vous externalisez le MMM. C'est problématique car c'est ce qui vous permettra de challenger vos agences médias."


  • Cela fait maintenant trois ans que Pernod Ricard fait du marketing mix modeling. L'occasion de faire un point avec Antoine Genot, responsable du projet à l'échelle globale, sur les raisons qui ont poussé le groupe à internaliser le sujet... et les défis que cela occasionne.

Minted. Cela fait maintenant trois ans et demi que Pernod Ricard fait du marketing mix modeling. Comment y êtes-vous venu ?

Antoine Genot. Tout part d’un plan de transformation digitale, à l’été 2020, qui visait à s’appuyer sur la data pour mieux faire rayonner notre portefeuille de marque grâce à trois piliers : l’optimisation des plans marketing, de la promotion et du CRM. 

À titre personnel, j’étais en charge du volet marketing et de la mise en place, dans ce cadre-là, d’un outil de marketing mix modeling (MMM). Nous avons commencé par un POC, qui devait nous permettre de valider la faisabilité du projet. 

Pourquoi une telle incertitude là-dessus ? 

Pare que nos marques sont distribuées dans énormément de typologies de points de ventes, en retail et on-trade (restaurants, bars…) et qu’elles s’appuient sur une grande variété de leviers de communication, de la publicité classique aux activations en magasin. Ce qui complique évidemment le déploiement d’un MMM. 

L’enjeu, c’était de s’assurer que les données relatives à nos dépenses marketing et nos ventes étaient suffisamment granulaires pour nourrir l’algorithme.

Comment avez-vous lancé ce POC ?

Une fois le MVP établi avec l’aide d’un cabinet de conseil en stratégie généraliste, nous avons mené deux tests, en Allemagne et au Japon, à l’été 2020. Ce sont deux marchés très différents.

Le Japon est, par exemple, un pays où le “below the line” (promotion, trade marketing, couponning…) est particulièrement présent. Ce qui nous a permis de nous assurer que la mise en place d’un MMM était compatible avec un marché où la data n’est pas toujours bien historisée et pas très granulaire, comme c’est le cas de tout ce qui touche au  “below the line”.

Et alors, ça a donné quoi ?

Les retours ont été concluants, ce qui nous a convaincus d’ancrer le MMM dans notre plan de transformation digitale. Nous avons, pour cela, engagé des stakeholders présents au Comex et ancré le projet dans la roadmap business. Pour, enfin, scaler cet outil que nous avons appelé Matrix dans 12 de nos marchés les plus matures.

De manière 100% internalisée, ce qui est, encore aujourd’hui, une rareté… Pourquoi ?

Parce que nous avons eu cette conviction dès le départ. Bien sûr, il a fallu, avant de foncer tête baissée, se poser quelques questions. La première étant, est-ce que c’est possible ? 

Quels sont les écueils potentiels ?

Il y a d’abord un sujet RH. Internaliser le MMM requiert de pouvoir s’appuyer sur un bataillon de data scientists, product owners, designers, machine engineers… Autant de profils très pointus, qu’il faut savoir recruter et fidéliser. 

"Internaliser le MMM requiert de pouvoir s’appuyer sur un bataillon de data scientists, product owners, designers, machine engineers… Autant de profils très pointus, qu’il faut savoir recruter et fidéliser."

Ce qui n’est pas évident quand, comme c’est le cas d’une marque, vous ne pouvez pas forcément offrir les mêmes opportunités de carrière qu’un cabinet spécialisé sur le sujet. Le risque, c’est qu’au bout de 6 mois, le collaborateur s’ennuie, ne se sente pas stimulé et ait envie d’aller voir ailleurs. 

Notre chance, c’était de pouvoir leur offrir du scale, vu que notre plan de transformation porte, comme je vous l’ai dit, sur trois piliers et une douzaine de marchés. Mais il fallait tout de même adresser ce pain-point et accepter de ne pas faire 100% de CDI. Notre pôle est un savant mélange de salariés et de freelances car 1) on ne peut pas tout internaliser 2) on a besoin de flexibilité. Aujourd’hui, ce sont une centaine de collaborateurs qui contribuent à la transformation digitale du groupe. 

J’imagine qu’un autre sujet, c’est le coût de l’internalisation…

Évidemment. Faire du MMM, qui plus est de manière internalisée, ça a un coût ! Coût de déploiement et de “run”. 

Se lancer dans le MMM, c’est souvent, pour le marketeur, l’occasion de faire un constat : il n’a quasiment aucun archivage de ses dépenses marketing. Il nous a fallu faire, durant 6 mois, ce que j’appelle de la “data archeologie”, pour être capable de reconstruire les trois ans d’historique de données nécessaires à la mise en route du modèle. 

Fastidieux, j’imagine…

Vous n’avez, généralement, pas d’autre choix que de partir de documents PDF, Excel ou Powerpoint pour récupérer la donnée et vous devez composer avec les changements d’agence et de collaborateurs qui ont pu avoir lieu dans le laps de temps. 

Il y a ensuite le coût de “run”...

Collecter la data en continu, ça un coût. Il faut se brancher, en API, aux différentes sources de données et il faut rafraîchir les modélisations, deux fois par an dans notre cas, pour s’assurer qu’elles restent pertinentes. Il faut aussi prendre en compte les salaires des collaborateurs que vous devez dépêcher pour évangéliser les opérationnels sur les recommandations de l’outil et son ROI.

La plupart de ces coûts sont présents que vous fassiez cela en interne ou via un prestataire, non ?

Bien sûr. Mais vous ne touchez pas à ce que je considère comme le cœur du réacteur, l’expertise en médiaplanning, qui reste, lorsque vous externalisez le MMM, dans les mains de votre prestataire. C’est problématique car elle est, à mes yeux, indispensable pour permettre à un annonceur de challenger ses agences médias, par exemple. 

"L’expertise en médiaplanning reste, lorsque vous externalisez le MMM, dans les mains de votre prestataire"

C’était d’autant plus légitime pour notre groupe d’internaliser que l’on savait d’emblée que l’on mènerait le projet à l’échelle. Encore une fois, on parle de 10 marques, 12 pays, 10 à 15 points de contacts étudiés et deux rafraîchissements du modèle par an. 

Ça aurait été une autre histoire s’il s’était agi de se concentrer sur la ventilation de la TV ou des réseaux sociaux, pour une ou deux marques. Mais il s’agit, dans notre cas, de mieux comprendre les trois-quarts de nos investissements marketing. 

C’est d’autant plus crucial que, dans le contexte économique et géopolitique actuel, très incertain, la plupart des plans médias ont une obsolescence programmée. On sait que l’on va devoir réajuster ces derniers, trois à quatre fois par an, désormais. 

C’est le principal avantage de l’internalisation, vous êtes sûr que les modèles collent à 100% à vos priorités business et vous êtes capables de les faire évoluer, très rapidement,si ces dernières changent. Vous pouvez également faire du “custom” par marché, tout en vous assurant que vos modèles sont consistants d’un marché à l’autre, ce qui n’est pas toujours le cas si vous avez des prestataires différents.

Reste une question : Matrix vous rapporte-t-il plus qu’il ne vous coûte ?

C’est effectivement sur sa capacité à aller chercher un chiffre d’affaires incrémental qui est supérieur à ce que coûte le déploiement de l’outil que Matrix est jugé. Je vous rassure, la réponse est oui.

L’autre sujet, quand on parle de MMM, c’est de faire en sorte que les recommandations de l’outil soient effectivement adoptées par les opérationnels. Comment vous y êtes-vous pris pour arriver à vos fins ?

Il faut savoir, déjà, qu’il y a toujours de bonnes raisons pour qu’un marché n’applique pas 100% des recommandations de Matrix. Matrix, c’est un peu comme l’application de recommandation d’itinéraires, Waze, dont l’automobiliste sait parfois qu’elle n’est pas dans le vrai. 

L’outil peut, par exemple, dire aux équipes de Jameson qu’elles doivent tout investir en TV, parce que le ROI est très bon. Sauf que ce n’est pas réaliste car, pour des raisons réglementaires et concurrentielles, il n’y aura sans doute pas suffisamment d’inventaire disponible pour cela. L’humain est là pour le rappeler.

De même qu’il est là pour prendre des paris. Une nouvelle plateforme qui vient de se lancer ou un environnement média, qui a certes un ROI historiquement pas très bon, mais dont le marketeur sent qu’il va faire mieux lors de la prochaine campagne. Parce que quelque chose a changé dans l’exécution, la créa ou dans le couplage avec d’autres médias. Autant d’informations que Matrix n’aura pas forcément. 

Une fois que l’on a rappelé cela, il a bien sûr un enjeu de gouvernance et d’adoption. Nous sommes en train de mettre en place une gouvernance qui permette de préserver un équilibre entre notre volonté de laisser la main aux différents marchés, parce que nous restons une entreprise décentralisée, et celle d’instaurer un peu de discipline, pour être sûr que les frais de déploiement de l’outil sont rentabilisés par son adoption. 

Comment ?

On mesure, par exemple, le taux d’adoption des recommandations proposées par Matrix. Selon les guidelines internes, il doit osciller entre 50 et 70%. Et on demande aux équipes locales de se justifier lorsqu’elles ne suivent pas les recommandations.

Je comprends bien que le pari est gagnant mais, si l’on doit chercher la petite bête, quels sont les défauts de cette internalisation ?

Il y a évidemment des inconvénients. D’abord le fait que c’est très lourd d’un point de vue RH et je passe pas mal de temps à recruter des collaborateurs et à aligner les missions des uns et des autres. 

"A quel point restons-nous à jour sur les nouvelles technologies et méthodologies par rapport à un cabinet de conseil qui, lui, est vraiment immergé là-dedans ?"

L’autre sujet, pour lequel je n’ai pas de réponse, c’est de savoir à quel point nous restons à jour sur les nouvelles technologies et méthodologies par rapport à un cabinet de conseil qui, lui, est vraiment immergé là-dedans. Raison pour laquelle nous réfléchissons à la possibilité de nous faire auditer. 

D’autres étapes à venir ?

Nous continuons de travailler sur des sujets de fond pour aller plus loin dans la granularité des insights. Notamment le fait de savoir comment isoler l’impact de l’aspect créatif (qualité de l’asset) de celui de l’exécution (media planning/buying). L’autre enjeu, c’est que le modèle soit capable de prendre en compte l’impact que peut avoir un canal sur la brand equity à long terme.