1 juillet 2025

Temps de lecture : 3 min

Malaise sur la Croisette

Le festival Cannes Lions a retiré un Grand Prix en raison de l'utilisation de l’intelligence artificielle générative. Au-delà de la polémique, cette affaire relance une question brûlante: une création assistée par IA est-elle moins légitime qu’une œuvre « classique » ? Et surtout, à l’heure où l’IA devient un outil créatif comme un autre, pourquoi le monde publicitaire peine-t-il encore à l’assumer ?

Image générée avec l'IA

Ce n’est pas la chaleur, mais bien un scandale qui a créé un malaise sur la Croisette il y a quelques jours. Le festival Cannes Lions a décidé de retirer le Grand Prix « Creative Data » remporté par l’agence DM9, basée au Brésil, pour sa campagne Efficient Way to Pay. La raison ? Après avoir mené l’enquête, les organisateurs ont découvert que la vidéo de présentation du projet comprenait un passage généré et modifié par l’IA générative. Là où le bât blesse, c’est que l’agence ne l’a pas précisé au jury, qui n’a donc pas pu délibérer en connaissance de cause. Après avoir été pris la main dans le prompt, DM9 a choisi de retirer également les campagnes Plastic Blood pour OKA Biotech, et Gold = Death pour Urihi Yanomami. Tous les prix associés aux campagnes réalisées par l’agence brésilienne sont désormais caducs. La scène créative est, elle, choquée.

Cachez-moi cette IA que je ne saurais voir

C’est cocasse, j’en parlais justement avec Pierre Harand, CEO de fifty-five, aux dernières lueurs des Cannes Lions. Il s’étonnait qu’aucune campagne générée à l’aide de l’IA n’ait été présentée aux Cannes Lions cette année. « Le palmarès créatif n’a pas montré une once d’IA générative, alors que les technologies sont arrivées à maturité », m’a-t-il partagé. Il semblerait finalement que si, mais à notre insu. Je me demande ce qui est le pire pour les organisateurs et les membres du jury du festival de la créativité. Le fait d’avoir eu recours à l’intelligence artificielle ou celui de l’avoir dissimulé ? Les deux, très certainement. Mais comme le suggère Pierre Harand, pourquoi n’existe-t-il pas encore de catégorie dédiée aux campagnes réalisées avec l’IA générative ? Pourquoi ne pas accepter tout simplement que l’IA générative soit utilisée comme outil ?

Pour Bertrand Beaudichon, CEO d’IPG Mediabrands, la raison est simple: les agences créatives craignent l’IA générative. Elle décuple pourtant le champ des possibles en matière de créativité. Sans le développement de la technologie, nous serions passés à côté de la vague de Jésus-crevette qui a déferlé sur Web l’an dernier. Génie créatif ou « slopification » (création en masse de contenu facile à faire et de faible qualité) d’Internet, je vous laisse en juger.  

Allélu-IA

Rusé comme le renard

Cela me fait penser à deux « affaires » récentes. J’ai été confronté à la première lorsque je travaillais encore dans le secteur de la travel tech, fin 2023. L’office de tourisme de Chamonix-Mont-Blanc avait fait un bad buzz avec sa campagne « Reconnecter à la nature », parce qu’il avait utilisé l’IA générative pour générer des animaux (un renard et un chamois notamment) aux côtés de vacanciers de la montagne. Le secteur s’en était insurgé, malgré la mention « Image générée par l’IA, sublimée par l’Homme » apposée sur la campagne d’affichage diffusée notamment dans le métro parisien. J’avais échangé avec le Responsable CRM de l’office de tourisme, Cédric Piatek, qui m’avait très justement expliqué que le fait de reprocher à une entreprise d’utiliser l’IA générative, revient à reprocher à une entreprise d’utiliser Photoshop dans les années 90. On parle bien d’un outil, pas (encore?) d’une technologie venue remplacer l’Humanité. Et comme m’a confié récemment Maxime Woussen, Directeur adjoint de Making Science pour la France, « derrière chaque prompt, il y a un humain. Ces campagnes ne se font pas toutes seules ».

Allen fraîche

L’autre affaire qui a défrayé la chronique remonte à 2022. A l’époque, peu connaissaient le logiciel Midjourney, qui permet de créer des visuels grâce à l’IA générative. A tel point qu’une œuvre intitulée « Théâtre d’Opéra Spatial », conçue par Jason Allen, a reçu le premier prix dans la catégorie Arts numériques/Photographie manipulée numériquement à la foire d’art Colorado State Fair. Qu’avait-elle de particulier ? Vous me voyez venir: elle a été conçue entièrement avec l’IA générative. D’ailleurs, le concepteur de jeu vidéo a soumis son œuvre sous le nom d’auteur Jason M. Allen via Midjourney. Mais contrairement au Festival Cannes Lions, les organisateurs du concours n’ont pas considéré que c’était un problème. Même s’ils l’ont su après avoir remis le prix, ils ont précisé qu’ils l’auraient quand même octroyé s’ils l’avaient su plus tôt.

Théâtre d’Opéra Spatial de Jason Allen

Humain trop humain

Une publicité réalisée avec l’IA générative est-elle moins méritante qu’une publicité « classique » ? Cette question, digne d’un sujet du bac de philosophie, devrait occuper les méninges des organisateurs des Cannes Lions pendant les prochains mois. Qui sait, une nouvelle catégorie « powered by IA » verra peut-être le jour l’an prochain.

Suite à ce « scandale », les organisateurs ont annoncé que des mesures seront prises dans les prochaines années :

  • Un code de conduite renforcé, à signer par toutes les organisations participantes.
  • Une déclaration obligatoire de l’usage de l’IA dans le processus de soumission, le non-respect constituant un motif de disqualification ou de retrait.
  • L’utilisation d’outils de détection de contenu pour identifier les vidéos de présentation et documents manipulés.
  • Un comité d’examen dédié, composé d’experts en IA, en éthique et en intégrité des contenus.

Je conclurai ces réflexions par une citation de Max Jacob, poète, artiste, romancier et ami de Pablo Picasso: « C’est au moment où l’on triche pour le beau que l’on est artiste. »

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