5 à 6 milliards d'impressions pubs bonnes à jeter chaque mois... Comment les sites d'arbitrage cannibalisent le marché du programmatique


  • Ils s’appellent tipmansion.com, carnovels.com, ou encore thefamilybreeze.com… Et leurs titres racoleurs pullulent en bas des pages de la plupart des médias que vous consultez. On vous parle de sites qui n’ont qu’une seule raison d’être : capturer un maximum d’investissements médias.
  • Des sites qui travaillent avec le gratin de la publicité digitale (Google, Criteo, Equativ, Magnite, Index Exchange et j’en passe) et qui captent près de 5 millions d'euros par mois. On vous explique comment et pourquoi.

“Ce sont entre 5 et 6 milliards d’impressions publicitaires qui sont disponibles chaque mois en France, via les principaux DSP, et qui sont, en réalité, bonnes à jeter.” Le directeur de la stratégie produits et plateformes de Publicis Media, Edouard Brunet, ne mâche pas ses mots au moment de parler de l’une de ses priorités du moment : la lutte contre les arbitrageurs. De quoi parle-t-on ? De sites dont la grande majorité du trafic est obtenue de manière payante, via des réseaux comme Outbrain, Taboola ou Yahoo, et qui n’ont pas d’autre choix, pour rentabiliser cet investissement, que de bourrer leurs pages de publicités en tous genres. 

Edouard Brunet en a recensé “plusieurs centaines” en France. Ils s’appellent tipmansion.com, carnovels.com ou encore thefamilybreeze.com… Et leurs titres racoleurs pullulent en bas des pages de la plupart des médias que vous consultez. On vous parle de sites qui n’ont, de l’avis du fondateur de xplain.ai, Fabien Magalon, qu’une seule raison d’être : “capturer un maximum d’investissements médias”. Des sites qui travaillent avec le gratin de la publicité digitale (Google, Criteo, Equativ, Magnite, Index Exchange et j’en passe), parce qu’ils sont très performants sur les principaux critères d’achat des annonceurs (la visibilité de la publicité, taux de complétion des vidéos…) et qu’ils sont, en plus, très abordables. Comptez autour de 1 euro du CPM (coût pour mille impressions) pour une bannière display standard contre deux à trois fois plus chez un site média classique.

Pas surprenant, dans ces conditions, qu’on y retrouve de beaux annonceurs : Liebig, Abritel et Hertz sur cet article consacré aux quatre meilleures façons de défroisser le cuir, Adobe, Adagio et La Redoute sur cette liste d’anecdotes qui concernent Brad Pitt. Vous n’aurez pas forcément les mêmes résultats, une partie de ces publicités étant personnalisées (notamment via le retargeting), mais vous avez compris le message : la plupart des campagnes des grandes marques qui achètent en open auction finissent sur ces sites. Avec des proportions qui sont parfois bluffantes, en témoignent ces statistiques dénichées sur SimilarWeb. C’est ainsi que 10% du trafic sortant de Starsopedia est allé, entre juillet et septembre, à l’annonceur Red by SFR, qui a donc dû y diffuser pas mal de campagnes display sur la période. Mais ce n’est rien à côté du trafic que l’opérateur télécom tire de soolide.com puisque 33% du trafic sortant de ce site allait à Red by SFR (toujours sur la même période). 

33% du trafic sortant du site soolide.com site est allé à Red by SFR entre juillet et septembre

Red by SFR n’est bien évidemment pas le seul à se laisser tenter, ces sites étant très bien connectés à la plupart des ad-networks et SSP du marché. Le site housediver.com travaille, à titre d’exemple, avec plus de 80 d’entre eux ! Idem pour articlestone.com. Pourquoi ? D’abord parce que ces sites collent, comme nous vous l’avons expliqué plus haut, aux attentes du marché en matière de visibilité, complétion… En bref, de ce qui fait (sans doute à tort) la qualité d’un inventaire publicitaire aux yeux des acheteurs. Mais aussi parce que ces acteurs sont capables de réaliser des audiences phénoménales à en croire ce témoignage d’un ancien dirigeant d’ad-network. “J’ai eu affaire à l’un de ces réseaux d’arbitrageurs à l’époque où nous venions de lancer un nouveau format et que nous avions une pression énorme de la direction, pour réaliser du volume sur ce dernier. Ça ne leur a pas pris plus d’une semaine pour l’afficher au sein de leur galaxie de sites hyper verticalisés (food, finance, bien être), avec des performances monstrueuses.”

“Ces arbitrageurs captent près de 5 millions d’euros par mois en France"

“Avec un revenu pour mille impressions qui est de 10 centimes d’euros, ces sites captent, selon mes calculs, près de 5 millions d’euros par mois en France”, estime Edouard Brunet. 5 millions d’euros dont on se dit, comme c’est le cas d’Edouard Brunet, qu’ils seraient mieux investis s’ils allaient vers des sites de qualité. Car si ces arbitrageurs ne font rien d’illégal, sous réserve que le contenu qu’ils affichent n’est pas volé (ce qui arrive parfois), la question de leur valeur ajoutée pour les annonceurs mérite d’être posée. 

“La réalité, c’est que les algorithmes programmatiques surinvestissent ces environnements car ils réussissent à singer la qualité”, analyse Fabien Magalon. Les publicités qu’ils affichent sont certes visibles (selon la définition de l’IAB) mais elles sont loin d’être vues par l’internaute, car noyées dans un flot d’autres annonces de marques. Les taux de clics sont, en apparence, excellents mais une bonne partie d’entre eux sont accidentels (parce qu’une pub est collée au bouton qui permet de lancer la suite d’un diaporama). Le taux de mémorisation est, lui, évidemment très mauvais. “Les internautes qui fréquentent ces sites sont hyper volatiles et ne sont absolument pas attentifs à ces publicités”, poursuit Fabien Magalon.

Il faut s’armer de patience et piger le Web, comme le fait Edouard Brunet depuis près de deux ans, pour identifier les mauvais élèves. Les intégrer à des blocklists s’est vite avéré être un effort vain. “C’est le jeu du chat et de la souris car il en apparaît systématiquement des nouveaux”. Raison pour laquelle Publicis Media procède désormais par liste d’inclusion (ne sont ajoutés aux outils d’achat programmatique que les sites qui montrent patte blanche). 

Après une vaste opération de ménage, le taux de conversion post clic  des campagnes de Publicis Media a sensiblement augmenté

Si le taux de clic des campagnes de Publicis Media a chuté suite à cette vaste opération de ménage, le taux de conversion post clic a, lui, sensiblement augmenté. Preuve que les arbitrageurs ont peu d’influence sur ce qui drive réellement la plupart des campagnes display : générer des conversions. “L’autre point intéressant, c’est que l’on ne dégrade absolument pas son CPM moyen ou sa capacité à trouver du reach, en faisant l’impasse sur cette typologie d’inventaire”, ajoute Edouard Brunet. Preuve qu’afficher au sein de ses sites est loin d’être une fatalité. Le dirigeant estime qu’il a ainsi été capable de réinvestir, en moyenne, 15% de son budget média. 

Par curiosité journalistique autant que par volonté de savoir s’il s’agissait d’initiatives isolées ou d’un phénomène coordonné, Minted a essayé d’en savoir un peu plus sur l’identité de ces concernés. Nos échanges avec Edouard Brunet et Fabien Magalon nous ont permis d’isoler 20 sites particulièrement présents dans le paysage publicitaire français. 20 sites dont nous avons analysé le profil sur Similar Web (audience totale, audience en France et trafic issu du display).

Période : juillet à septembre 2022

    

Site

Audience (en milliers de visites)

Trafic issu du display

Trafic en France

Editeur

soo-healthy.com

8 103

51,89%

9,69%

Bro Media

housediver.com

6 023

81,23%

<4%

Journkey

soolide.com

5 639

43,4%

27,34%

Bro Media

articlestone.com

5 329

82,36%

5,73%

Journkey

spicytrends.com

4 721

51,33%

8,89%

FrontStory

novelodge.com

4 359

93,18%

<4%

Journkey

hightally.com

2 826

89,83%

7,98%

Journkey

kingdomofmen.com

2 589

95,18%

<4%

Peter Karaszi

https://boiteascoop.com

2 520

64;86%

26,21%

FrontStory

thefamilybreeze.com

2 502

97,28%

<4%

JK Notifications - Network

articlesvally.com

2 270

91,95%

<4%

Journkey

horizontimes.com

1 840

90,11%

<4%

Genius Market Lt

hollywood-tale.com

1 681

82,72%

4,01%

FrontStory

gloriousa.com

1 653

93,2%

3,62%

Journkey

dailysportx.com

1 391

94,53%

<4%

Journkey

retropages.com

1 389

70,14%

5,47%

FrontStory

tipmansion.com

1 324

94,29%

3,64%

Journkey

starsopedia.com

666

92,35%

90,64%

Estfunny!

cidergossip.com

498

88,80%

34,25%

FrontStory

newsharper.com

270.8

92,3%

4,6%

FrontStory

Pour en savoir plus sur leurs éditeurs et en l’absence de mentions légales, il a fallu ruser. En l'occurrence, profiter de l’effort de transparence mis en place par le marché de la publicité digitale pour remonter à la source. Un simple travail de correspondance entre le fichier ads.txt d’un site publisher, qui référence tous ses partenaires de monétisation, et le fichier sellers.json d’un des partenaires concernés, qui référence lui tous ses partenaires éditeurs, permet quasiment systématiquement d’arriver à ses fins. Et ce même s’il faut parfois s’y prendre à plusieurs fois, les fichiers n’étant pas forcément actualisés et souvent truffés d’erreurs. 

14 sites sur 20 liés à FrontStory ou Journkey

Prenons le fichier ads.txt de boiteascoop.com, qui nous permet d’apprendre que le site travaille en direct avec Criteo sous l’ID “B-067239”. Une simple recherche sur cette suite de nombre au sein du fichier sellers.json de Criteo nous permet d’apprendre que l’éditeur du site est un certain FrontStory. FrontStory, également connu sous le nom de OMGStudios.com, est une société israélienne spécialisée dans la production de contenus digitaux. Elle est derrière 6 sites de notre classement. La société a été fondée en 2015 par Dan Avidar. Ce dernier n’ayant pas répondu à nos sollicitations, il faudra se contenter des informations affichées sur son site. FrontStory revendique toucher près de 200 millions de visiteurs chaque mois, via plus de 200 sites médias, ce qui lui permet de réaliser 10 milliards d’impressions publicitaires par mois. C’est 2,5 fois plus que le reach d’un Prisma Media en France. FrontStory compte, si l’on en croit LinkedIn, près de 115 collaborateurs. Outre Tel-Aviv, on en retrouve une bonne partie au Pakistan et d’autres disséminés un peu partout : Kenya, Italie, Japon, Uruguay…

L’analyse du fichier ads.txt du site hightally et de bien d’autres permet de remonter l’identité d’un groupe baptisé Journkey. Pas de site vitrine pour ce dernier en revanche. Une recherche Google n’aboutit qu’à une adresse dans la banlieue de Tel Aviv… et c’est tout. En creusant les fichiers ads.txt, on remarque néanmoins qu’un autre nom apparaître régulièrement, celui de Smartlify, spécialiste de la monétisation en ligne, lui aussi basé à Tel Aviv, et dirigé par Dor Kfir. Dor Kfir est bien le patron de Journkey / Smartlify et de la galaxie de sites médias qui vont avec. Pas une surprise quand l’on connaît les spécificités du monde de l’arbitrage où, pour être performant, il faut être capable de tracker le moindre centime dépensé. 

“Ce sont des champions du yield”, résume Fabien Magalon. Des champions du yield qui ont un oeil rivé sur leurs analytics, l’autre sur leur calculatrice. A raison d’un centime d’euro du clic et d’un euro du CPM (des moyennes marché en France), il leur faut afficher environ 10 publicités par utilisateur acquis. C’est beaucoup et ces sites n’ont, pour ce faire, que deux options : bourrer la landing page de publicités, à tel point que le contenu édito devient difficile à trouver, ou recourir à des mécaniques de diaporama qui permettent d’augmenter l’engagement utilisateur tout en évitant de saturer la page de publicité. L’article est en effet découpé en autant de slides que nécessaires pour des articles du genre “Les 100 femmes les plus belles du monde”, “Avant - après : découvrez la transformation de ces stars” ou “20 anecdotes que vous ignoriez sur Barack Obama”. Une mécanique qui permet d’augmenter facilement le compteur de pages vues par utilisateur. Un groupe comme FrontStory revendique, à titre d’exemple, 19 pages vues par utilisateur mensuel. 

Les publicités vidéos, plus rémunératrices que la bannière display classique, occupent évidemment une place de choix. Le player est “sticky” et continue à s’afficher en bas de votre écran lorsque vous scrollez. Et tant pis si le contenu qu’il propose n’a, la plupart du temps, rien à voir avec le texte auquel il est associé. Exemple avec cette article consacré aux quatre meilleures façons de défroisser le cuir et qui, lorsque nous l’avons consulté, proposait une vidéo expliquant pourquoi la famille de Georges Floyd poursuivait Kanye West en justice. L’important, c’est de créer de l’inventaire !

L’investissement dans le contenu est évidemment minime. Ces derniers sont le plus souvent des séries de photo sur des sujets racoleurs (insolite, people) et ils sont souvent très fortement inspirés de ce que font des médias ayant pignon sur rue. Toutes ces anecdotes concernant Brad Pitt et proposées par Cirgossip le 19 septembre 2022  sont disponibles depuis 2019 sur Insider.com. Idem pour ces 60 idées de petit déjeuner sain que l’on retrouve sur le site hightally et qui sont disponibles sur le site Love and Lemons depuis… 2019. Les rédacteurs, quand leur identité est précisée (ce qui n’est pas toujours le cas), opèrent sous des noms d’emprunt puisque nous n’avons trouvé aucune trace sur le Web de ceux de boiteascoop.com, qu’ils s’appellent Ninah Alisoa, Aiken Paul ou James Wiley. Sans surprise, chacun alimente l’autre en trafic, grâce notamment aux passerelles créées Outbrain, Taboola ou Google Adsense. C’est ainsi qu’un site comme soolid.com représente 45% du trafic de boiteascoop, 16% de cidergossip et 11,4% de soo-healthy.com. Preuve qu’il est difficile de sortir du cercle vicieux des arbitrageurs une fois qu’on a mis les doigts dans l’engrenage…