7 décembre 2025
Temps de lecture : 3 min
Mes flux numériques débordent de clichés façonnés par Nano Banana, le générateur d’images de Gemini 3. Et à mesure que ces images se répandent, un mot est sur toutes les lèvres : simulacre. Baudrillard, bien sûr. C’est l’idée que l’image ne se contente plus de représenter le réel : elle le remplace.
A bien des égards, notre époque semble lui donner raison.
Jugez plutôt : la production de contenus générés par IA a dépassé la production humaine. Dans ce contexte, beaucoup y voient l’accomplissement – ou le paroxysme – de la prophétie baudrillardienne. Nous serions rentrés dans l’hyperréel absolu : un monde de contenus SANS référent, SANS origine, SANS réalité tangible.

C’est un renversement épistémique : Il y a vingt ans, on se demandait si une image pouvait être fausse. Aujourd’hui, on se demande si elle peut encore être vraie ; le doute est devenu le protocole de base.
On peut difficilement nier le fait que nous vivons désormais dans un régime d’images où la copie, le faux, le plausible et l’inventé s’entremêlent sans hiérarchie claire.
Pourtant, une question me travaille : la nature générative des IA contemporaines, c’est-à-dire leur capacité à produire, au-delà des copies, de véritables formes d’émergence, ne modifie-t-elle pas le raisonnement de Baudrillard ? Que devient la théorie du simulacre lorsque les images ne cherchent plus seulement à imiter le réel, mais à l’expliciter, à le rendre lisible, parfois même à révéler ce qui n’avait jamais été perçu ? Quand l’image stimule le réel, l’active, comme une efflorescence inattendue ? Cette émergence peut-elle dévoiler des régularités du réel que nous ne savions pas voir ?
Un exemple pour illustrer mon intuition.
Observez ces deux images issues d’un projet mené au MIT, baptisé LOBSTgER (Learning Oceanic Bioecological Systems Through Generative Representations).

Quelle est la “vraie” photo ? – Sea Grant MIT (2025)
Si l’on suit la grille de lecture de Baudrillard (1. Contrefaçon → 2. Production → 3. Simulation), l’image de droite, une photographie de Keith Ellenbogen prise à 30 milles nautiques de Cape Cod, relève du simulacre de deuxième ordre car elle repose sur un référent réel.
La seconde, à gauche, issue de 30 000 itérations d’un modèle de diffusion entraîné sur des milliers d’images sous-marines de ce même photographe, appartient au simulacre de troisième ordre : elle ne renvoie plus à un original, elle renvoie à une statistique de possibles, un réel modélisé qui en rejoue la logique à partir de son espace latent.
Ce point n’est pas anodin : il renvoie au but même du projet. Photographier la vie sous-marine est extrêmement contraignant … visibilité faible, eau chargée, lumière instable, mouvements imprévisibles, temps de plongée limité. Même pour un spécialiste comme Keith Ellenbogen, la plupart des scènes restent inaccessibles.
C’est précisément là que LOBSTgER intervient. L’idée n’est pas de remplacer le réel, mais d’en prolonger ce qu’elles ne peuvent pas saisir en conditions réelles. En entraînant un modèle uniquement sur les photos de terrain d’Ellenbogen, l’IA apprend la grammaire visuelle du monde marin : lumières, textures, silhouettes, comportements.
L’IA, ici, agit par interpolation. Elle est un révélateur, elle comble les blancs laissés par la documentation, elle travaille pour reconstituer des continuités invisibles, des scènes probables, des détails perdus dans la turbulence. L’objectif n’est donc pas de remplacer le monde, bien au contraire. Il s’agit de l’approcher plus complètement, en éclairant tout ce que l’objectif, au sens littéral, ne peut pas saisir.
Baudrillard voyait dans le simulacre la victoire du code sur la matière. Ce qu’il n’a peut-être pas anticipé, c’est que le code puisse devenir un outil heuristique, une manière de sonder l’épaisseur du réel.
Bien sûr, à l’ère de l’AI slop et des images générées à la chaîne, cette lecture peut sembler marginale, presque naïve. Mais c’est précisément le propre des signaux faibles : ils apparaissent d’abord comme des anomalies, avant de redessiner le paysage.
Et si ces signaux peinent encore à s’imposer, c’est aussi faute de personnes capables de les reconnaître et de les porter. Il nous faudrait une nouvelle génération d’entrepreneurs, des anthropreneurs, un mot construit sur la fusion de deux racines : “anthropos”, le mot grec pour désigner l’être humain, et “entrepreneur”, celui qui prend en charge, initie, met en mouvement. Un anthropreneur, c’est donc littéralement quelqu’un qui entreprend à partir de l’humain, qui place la perception, l’attention et la relation au monde au centre de son action, plutôt que la seule logique technique ou marchande.
Finalement, l’enjeu n’est peut-être plus vraiment de savoir distinguer le vrai du faux dans une image. Et d’ailleurs, est-ce encore seulement possible ? J’en doute. La vraie question devient plutôt : est-ce que cette image nous aide à mieux habiter le monde ? À le percevoir avec une acuité renouvelée ? Si la réponse est oui, alors peut-être avons-nous une chance de déjouer la prophétie funeste de Baudrillard.
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