28 novembre 2025

Temps de lecture : 9 min

Publicité en ligne : vous avez perdu le fil sur les enquêtes visant Google ? On fait le point.

Google fait face sur plusieurs continents à des reproches d’une gravité inédite. Abus de position dominante, non respect des donnés privées... On fait le point sur les amendes que le géant de la recherche a déjà écopées et sur ce qu’on lui reproche encore aujourd’hui.

Plusieurs enquêtes ont établi que Google a exploité sa position incontournable pour avantager ses propres services publicitaires au détriment de la concurrence. Pour rappel, la publicité a représenté pour le groupe 264,6 milliards de dollars en 2024 (soit plus de 75 % de ses revenus totaux).

La Commission européenne souligne que le groupe est présent à presque tous les niveaux de la chaîne de valeur publicitaire (collecte des données utilisateurs, vente d’espaces, intermédiation technologique) et qu’il a pu s’en servir pour « favoriser ses propres services d’intermédiation, au détriment non seulement de ses concurrents, mais aussi des éditeurs, tout en augmentant les coûts pour les annonceurs ».

Concrètement, depuis au moins 2014, Google est suspecté d’auto-préférence dans les enchères publicitaires : son serveur publicitaire pour éditeurs DoubleClick for Publishers (DFP) aurait systématiquement donné l’avantage à sa propre plateforme d’adexchange (AdX) lors des ventes aux enchères en temps réel.

Parallèlement, les outils d’achat d’espace de Google (tels que Google Ads et DV360) orientaient majoritairement les annonceurs vers AdX, délaissant les adexchanges concurrents. Ces pratiques ont verrouillé le marché : en imposant l’usage conjoint de ses deux piliers (le serveur DFP et AdX), Google a érigé un « couplage » exclusif qui a dissuadé les éditeurs et annonceurs d’utiliser des solutions alternatives.

Aux États-Unis, la juge Leonie Brinkema a qualifié ce couplage de « tying » illégal, notant qu’il a empêché l’émergence de concurrents, privé les éditeurs de revenus et artificiellement renforcé le pouvoir de marché de Google. L’entreprise américaine aurait ainsi pu maintenir des commissions élevées sur les transactions publicitaires, au détriment de l’ensemble de la chaîne.

Par ailleurs, les autorités reprochent à Google une opacité et un déséquilibre systémique dans les enchères publicitaires. Des fonctionnalités techniques internes comme le First Look (donnant à AdX un accès prioritaire aux impressions les plus lucratives) ou le Last Look (permettant à Google de s’aligner après les autres enchérisseurs) ont conféré à la firme un avantage.

Outre l’entrave concurrentielle, ces pratiques biaisées ont nourri la frustration des éditeurs et annonceurs, qui se disent captifs de l’écosystème Google et réclament davantage de transparence sur la façon dont leurs offres ou inventaires sont traités.

Enfin, un autre grief majeur porte sur le traitement des données utilisateurs à des fins publicitaires. Google, de par ses multiples services (recherche, vidéo, mobile, etc.), collecte des quantités massives de données personnelles, qu’il utilise pour un ciblage publicitaire ultrafin.

Or, les régulateurs estiment que cette puissance de feu informationnelle confère à Google un avantage anticoncurrentiel difficile à contrer pour des rivaux dépourvus de telles données.

Plus de 3 milliards d’euros d’amende en moins de 10 ans

Face à ces constats, les régulateurs ont dégainé des sanctions financières record, notamment dans l’Union européenne et en France. Bruxelles a ainsi infligé à Google plus de 3 milliards d’euros d’amendes en moins de dix ans pour divers abus de dominance.

En mars 2019, l’UE a condamné Google à 1,49 milliard d’euros pour des contrats excluant toute concurrence sur AdSense, sa régie de liens sponsorisés contextuels, mais cette amende a été annulée par le Tribunal de l’Union européenne en 2024. Le tribunal a jugé que la Commission n’avait pas suffisamment prouvé l’impact anticoncurrentiel des pratiques.

Plus récemment, le 5 septembre 2025, Bruxelles a prononcé une amende historique de 2,95 milliards d’euros pour sanctionner les entorses à la concurrence dans la publicité display en ligne. C’est l’issue d’une enquête approfondie ouverte en 2021, à la suite de plaintes d’éditeurs de presse européens. La décision reproche officiellement à Google d’avoir faussé la concurrence dans l’adtech en renforçant indûment le rôle central d’AdX grâce aux pratiques d’auto-préférence décrites plus haut. Il s’agit de l’amende la plus lourde jamais infligée en Europe à un acteur de la publicité en ligne.

En France, deux autorités ont particulièrement sévi. D’une part, l’Autorité de la concurrence a, dès juin 2021, rendu une décision pionnière au niveau mondial en décortiquant les algorithmes d’enchères du display. Elle a condamné Google à 220 millions d’euros d’amende pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché des serveurs publicitaires pour éditeurs, en favorisant systématiquement ses technologies DFP/AdX au détriment des solutions concurrentes.

D’autre part, la CNIL (gardienne des données personnelles) a multiplié les sanctions contre Google pour ses pratiques publicitaires contraires au consentement des utilisateurs. En janvier 2019, elle lui a infligé 50 millions d’euros d’amende pour des manquements au RGPD dans la personnalisation de la publicité.

Puis en fin 2021, la CNIL a frappé d’une amende de 150 millions d’euros le fait que Google rende beaucoup plus complexe le refus des cookies publicitaires que leur acceptation. Malgré ces rappels à l’ordre, le géant n’ayant pas pleinement corrigé ses pratiques, la CNIL a prononcé début septembre 2025 une nouvelle sanction record de 325 millions d’euros.

Procédures et poursuites outre-Atlantique (et ailleurs)

La défiance à l’égard du monopole publicitaire de Google n’est pas l’apanage de l’Europe. Aux États-Unis, où la culture antitrust refait surface face aux Big Tech, les autorités ont engagé des actions d’une ampleur comparable.

Un tournant a eu lieu le 17 avril 2025, lorsqu’une juge fédérale de Virginie a conclu que Google avait illégalement verrouillé le marché américain de la publicité en ligne côté éditeurs. Dans ce dossier initié par le ministère de la Justice (DoJ) et une coalition d’États, le tribunal a estimé que Google avait abusé de sa position dominante en imposant aux éditeurs l’utilisation couplée de ses outils DFP et AdX, empêchant toute alternative concurrente viable.

Google a échappé à l’obligation de vendre son navigateur Internet Chrome, comme le souhaitait le DoJ, mais il pourrait être contraint de partager une partie de son index de recherche, à savoir l’ensemble des pages Internet identifiées par ses robots, avec d’autres moteurs de recherche.

Ailleurs dans le monde, les autorités suivent de près ces batailles judiciaires et adaptent leur propre riposte. Au Royaume-Uni, le régulateur (CMA) a longuement enquêté sur la domination de Google dans la pub en ligne et prépare de nouvelles règles via le Digital Markets Act britannique.

Vers des remèdes : engagements, scissions et contraintes

Conscient du risque, Google cherche à tout prix à éviter une scission de son empire publicitaire. Le groupe a multiplié ces derniers mois les propositions d’engagements et de réformes volontaires. En novembre 2025, à la suite de l’amende européenne, Google a soumis à Bruxelles un plan d’action détaillé pour mettre fin aux pratiques incriminées « sans passer par une scission disruptive ».

Selon l’entreprise, ce plan “adresse pleinement” les préoccupations de la Commission tout en préservant l’intégrité de son modèle. Google promet notamment des changements immédiats de ses produits publicitaires : par exemple, offrir aux éditeurs la possibilité de fixer des prix planchers différenciés par acheteur dans sa plateforme Google Ad Manager, afin de ne plus avantager automatiquement son propre AdX.

Le groupe s’engage aussi à accroître l’interopérabilité de ses outils, en ouvrant davantage ses interfaces et en permettant aux annonceurs et éditeurs d’utiliser plus aisément des solutions concurrentes. Il espère ainsi convaincre les régulateurs qu’une réforme interne suffira, sans recourir au couperet de la vente forcée d’actifs.

En matière de données personnelles, Google a dû également plier sous la contrainte réglementaire. Sous l’effet des injonctions de la CNIL et d’autres autorités européennes, le géant a introduit de nouvelles fonctionnalités pour se mettre en conformité : un bouton « Refuser tout » est apparu en 2022 sur les bannières cookies de ses sites, pour permettre aux utilisateurs de s’opposer aussi facilement qu’ils acceptent au suivi publicitaire.

Google a annoncé l’abandon progressif des cookies tiers dans son navigateur Chrome (même si l’initiative « Privacy Sandbox » est supervisée de près par le régulateur britannique) avant de faire marche arrière. Suite à l’amende de 2025, il devra stopper l’affichage de publicités personnalisées au sein des emails Gmail tant que le consentement explicite n’a pas été recueilli.

Ces mesures, imposées ou anticipées, montrent que Google s’adapte pour éviter de nouvelles sanctions : plus de transparence, plus de choix laissé aux usagers et moins d’exclusivité donnée à ses propres plateformes.

Malgré ces concessions, les régulateurs restent vigilants et gardent en réserve l’arme du démantèlement. La Commission européenne a fixé à Google un ultimatum (fin novembre 2025) pour présenter des solutions éliminant tout conflit d’intérêts dans sa chaîne publicitaire. De son côté, la justice américaine entamera prochainement des audiences consacrées aux remèdes, où toutes les options, jusqu’à la cession de lignes d’activité entières, seront débattues.

Ce qu’on attend de savoir :
En Europe, la Commission doit encore se prononcer d’ici fin 2025 sur la suffisance des engagements remis par Google après son amende record du 5 septembre 2025 : Bruxelles pourrait exiger des remèdes beaucoup plus structurels, voire un démantèlement partiel si les propositions ne convainquent pas.
Aux États-Unis, la justice fédérale entame fin 2025 la phase dite des remedies, à la suite du jugement du 17 avril 2025 déclarant Google coupable d’avoir verrouillé le marché publicitaire ; le ministère de la Justice pousse toujours, pour 2026, l’idée d’une cession forcée d’actifs clés comme AdX ou DoubleClick.
Au Royaume-Uni, la CMA finalise ses obligations spécifiques dans le cadre du Digital Markets, Competition and Consumers Act, entré en vigueur en octobre 2024, et doit publier ses premières décisions ciblant Google courant 2025–2026.
-Enfin, plusieurs autorités hors Europe — notamment en Inde (procédures ouvertes depuis 2022) et en Australie (recommandations adtech attendues en 2025) — doivent encore rendre leurs conclusions sur des enquêtes connexes.

Un marché publicitaire rebattu : quels impacts pour les acteurs ?

Les actions des régulateurs contre Google pourraient avoir des conséquences profondes sur le marché de la publicité digitale et l’ensemble de ses acteurs. Pour les éditeurs de sites et de médias en ligne, souvent dépendants de la régie Google pour monétiser leur audience, un rééquilibrage est porteur d’espoirs. Si les pratiques déloyales sont stoppées et si l’écosystème s’ouvre, ils pourraient bénéficier de plus de transparence, de choix et de valeur.

Concrètement, la fin des privilèges de Google dans les enchères devrait rendre la concurrence plus saine entre plateformes publicitaires, ce qui peut se traduire par de meilleurs revenus pour les éditeurs (chaque impression étant vendue au juste prix, sans être captée à moindre coût par AdX). Plusieurs éditeurs français ont d’ailleurs lancé des procédures d’indemnisation contre Google après la décision de 2021, pour compenser le manque à gagner causé par ces années de concurrence faussée. À terme, un marché moins dominé par un seul intermédiaire redonnerait aux éditeurs une marge de négociation accrue face aux géants de la tech.

Pour les annonceurs et leurs agences, une ouverture du système pourrait également être bénéfique. Aujourd’hui, beaucoup passent quasi obligatoirement par les outils Google (Google Ads, DV360…) pour toucher leur audience, avec peu de visibilité sur les frais prélevés ou l’efficacité relative des différentes plateformes.

Demain, avec une interopérabilité renforcée, les annonceurs pourraient faire jouer plus librement la concurrence entre adexchanges et réduire leur dépendance. Un démantèlement de Google AdTech, s’il avait lieu, créerait potentiellement de nouveaux acteurs ou renforcerait des concurrents existants, offrant ainsi aux marques des alternatives crédibles pour diffuser leurs campagnes. Le tout pourrait favoriser une baisse des commissions et un meilleur rapport qualité/prix de la publicité en ligne, si la part captée par l’intermédiaire dominant diminue.

Du côté des concurrents de Google, en particulier les autres entreprises de l’adtech, les perspectives s’annoncent encourageantes. Des acteurs indépendants comme The Trade Desk saluent déjà les avancées judiciaires contre Google et espèrent des mesures correctrices qui « limiteront certains des rôles actuellement assurés par Google, afin de favoriser une concurrence plus saine, plus équitable et plus transparente pour l’ensemble du secteur ».

Un marché moins verrouillé permettrait à ces sociétés d’accéder plus librement aux éditeurs et annonceurs et d’innover pour se différencier. Même les géants rivaux, Meta ou Amazon, qui captent eux aussi une part croissante de la publicité en ligne, observeront de près l’issue de ces régulations, car elles pourraient rebattre les cartes de la domination sur ce marché de près de 700 milliards de dollars annuels. Si Google venait à être affaibli ou scindé, la pression concurrentielle entre ces poids lourds n’en serait que plus vive pour attirer les budgets publicitaires.

Reste que ces bouleversements comportent aussi des inconnues. La mise en conformité technique de Google, par exemple, pourrait s’avérer complexe : ouvrir davantage ses systèmes sans sacrifier leur performance ou leur sécurité publicitaire est un défi.

Un éventuel démantèlement poserait des questions d’organisation pour le marché : quel repreneur pour les actifs cédés ? Quelles garanties de succès pour les entités séparées ? Google affirme qu’une scission pourrait « nuire aux milliers d’éditeurs et d’annonceurs européens qui utilisent [ses] outils pour faire croître leur activité », en créant une incertitude prolongée.

Certains éditeurs redoutent à court terme une fragmentation des solutions publicitaires et une complexité accrue s’ils doivent multiplier les partenaires technologiques. De même, les annonceurs pourraient perdre la simplicité d’une plateforme intégrée unique et devoir s’adapter à un écosystème plus éclaté.

Quoi qu’il en soit, la dynamique enclenchée par les régulateurs annonce la fin d’un laissez-faire dont Google a longtemps tiré profit. Désormais, un message clair est envoyé : aucune entreprise, fut-elle leader incontesté de la publicité en ligne, n’est au-dessus des lois de la concurrence ni des obligations de protection des utilisateurs. Les prochains mois seront décisifs : Google joue une partie critique de son modèle économique.

En résumé

Les régulateurs reprochent à Google d’avoir verrouillé le marché de la publicité en ligne en favorisant systématiquement ses propres technologies, en imposant un couplage entre ses outils et en exploitant sa puissance de données sans respecter pleinement les règles de consentement. En Europe, ces pratiques ont conduit à une série d’amendes record, tandis qu’aux États-Unis, les autorités ont engagé des poursuites antitrust majeures et menacent désormais d’imposer des remèdes structurels pouvant aller jusqu’à la scission d’activités adtech. Sous pression, Google propose des réformes pour ouvrir davantage son écosystème et corriger ses pratiques, mais les régulateurs restent vigilants.

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