14 décembre 2025

Temps de lecture : 4 min

Le temps moyen : éloge de l’entre-deux

L’outil numérique abolit pas, à lui seul, ce fragile intervalle qu’est l’entre-deux réflexif. Ce sont nos usages impulsés qui l’assèchent, et qui alimentent cette grande crise cognitive contemporaine : celle de la digestion mentale. 

L’année touche à sa fin et je m’y arrive un peu en décalé, l’esprit hirsute, portée par ce froid qui invite au repli.

Je pensais même sauter la publication de ce week-end, en panne d’inspiration, mais quand on tient une newsletter hebdomadaire depuis 5 ans, il se passe quelque chose d’indéfinissable : une forme de disponibilité intérieure.

Comme une petite étincelle intérieure qui chuchote : « Hey, guess who’s back ! ». 

La Lettre Zola

Cette semaine, l’idée est apparue au détour d’une conversation sur La Lettre Zola, une maison d’édition un peu à part. Chaque mois, elle glisse dans nos boîtes aux lettres un texte d’une cinquantaine de pages signé d’auteurs contemporains qui racontent notre époque.

Simple, non ? Oui, et pourtant… tellement nécessaire.

La Lettre Zola

Parce que ce modèle joue précisément dans l’espace qui fait souvent défaut aujourd’hui : l’entre-deux. On n’est pas dans l’instantanéité d’un post LinkedIn écrit entre deux réunions : « réaction immédiate → publication » qui nous sert trop souvent de pseudo-réflexion.

Ce n’est pas non plus un article ni une newsletter, qui restent, quoi qu’on en dise, dans une forme de réflexion parfois un peu tiède, coincée entre l’urgence et le confort du format. Et on n’est pas davantage dans le marathon éditorial du livre, celui qui, s’agissant des essais d’actualité, met six mois à sortir après la remise du manuscrit (et encore, six mois, c’est rapide), le temps que le monde se reconfigure trois fois. 

Ici, on explore le temps moyen : un contenu qui explore cette société qui bouge avec une latence, un petit délai interstitiel nécessaire qui permet, je pense, d’assimiler et de comprendre avant de commenter. Ça fait d’ailleurs écho à mon post sur le “Glow AI”, où  j’évoquais certaines têtes bien faites qui s’approprient des idées et concepts grâce aux LLM… sans avoir vraiment eu le temps de les digérer. 

On pourrait rapprocher La Lettre Zola des Tracts de Gallimard, ces essais courts et incisifs sur l’actualité politique et sociale. Mais la comparaison s’arrête vite. D’abord parce que La Lettre Zola ne passe pas par les circuits traditionnels : elle arrive uniquement par correspondance. Ensuite, par son geste singulier : le texte se présente comme une lettre, et en le repliant, il devient un livre. Presque un origami éditorial.

Un geste qui peut sembler anecdotique. Pourtant, c’est plus qu’une coquetterie. Il réintroduit un temps d’accueil qui dispose le corps et l’esprit à entrer dans le texte. C’est ce type de micro-rituel, bien au-delà de l’origami lui-même, qui explique pourquoi tant de lecteurs préfèrent encore le papier à la liseuse. Et nous, modernes essoufflés, manquons précisément de ces gestes qui préparent notre pensée.

Et puis il y a la surprise. Comme tout arrive par abonnement, on ne choisit pas en fonction d’une couverture, d’un titre ou d’un auteur. On reçoit… et on accueille. Antidote discret de cette algora numérique qui décide en permanence à notre place. (Je précise au passage que, bien que fraîchement abonnée, je n’ai pas encore pu évaluer la qualité éditoriale.)

Redonner au temps sa pluralité

Tout cela m’a ramené à l’idée de numérique sensible, ou, pour filer l’oxymore, du numérique analogique. Je vous en avais déjà parlé, et illustré, notamment par ce service où l’on envoie une lettre digitale qui met autant de temps à arriver qu’une lettre classique. Dans le même esprit, on voit émerger ces formes numériques qui réintroduisent un peu de latence. 

Rien à voir avec l’éphémère de Snapchat, Instagram Stories, et tutti quanti… dont le temps n’est qu’un prétexte, souvent adossé à un FOMO (ndlr : la peur de passer à côté) toxique. D’autant qu’il est encore question de temps imposé. Et parfois, la solution n’est pas dans le poncif tant érigé du “ralentir” (la preuve, cette vidéo est quasiment une parodie de cette injonction), mais dans la reprise en main de son tempo. Un mot qui, vous l’aurez noté, évoque moins le temps que la façon dont on s’y accorde. Bref, redonner au temps sa pluralité, en gardant à l’esprit que chaque temporalité a son rôle.

Car il existe un autre enjeu, bien au-delà de ce sempiternel (et finalement stérile) débat numérique vs physique : le numérique n’abolit pas l’entre-deux, il désynchronise les temporalités. Dans le réel, le temps ne circule jamais nu ; il est tenu par des contraintes, structuré par des rituels, ces cadres qui donnent de l’épaisseur à nos gestes et à nos pensées. Et c’est précisément dans cet écart, dans cette mise en forme du temps, que se loge ce que j’appellerais la “montée en température” de la pensée. Car penser, ce n’est pas produire du contenu, c’est produire de la chaleur. 

Je repense aussi à une question que je pose parfois en entretien. Je demande au candidat son avis sur un sujet niche … en sachant pertinemment qu’il n’a pas la réponse. Certains se figent, d’autres brodent n’importe quoi. Et puis il y a ceux qui disent simplement : « Je ne sais pas, mais je peux essayer de raisonner ». Bingo. 

Car nous avons délaissé ce moment-là : cet intervalle plus ou moins long entre la question et la réponse, ce temps où l’on ne sait pas encore, où l’on cherche la forme d’une idée. Un temps fragile que nous court-circuitons sans cesse … en ouvrant ChatGPT, en “googlisant” notre hésitation, en produisant de l’opinion avant d’avoir produit du sens.

Je ne fais pas de l’outil un coupable, car je ne crois pas qu’il abolit pas, à lui seul, ce fragile intervalle qu’est l’entre-deux réflexif. Ce sont aussi nos usages impulsés qui l’assèchent, et qui alimentent cette grande crise cognitive contemporaine : celle de la digestion mentale.

Et c’est précisément ce que je veux réhabiliter : un temps où mes pensées ont enfin la possibilité d’être… les miennes.

MD 

👉 Voir tous les billets de Marie Dollé sur sa newsletter substack « In bed with Tech »

Allez plus loin avec Minted

LA NEWSLETTER

LES ÉVÉNEMENTS

LES ÉMISSIONS