7 décembre 2025

Temps de lecture : 5 min

Comment la presse doit adapter son offre face à la chute vertigineuse des capacités de lecture

Les médias - en particulier la presse - doivent s'adapter à la chute drastique des capacités de lecture des Français. En proposant une offre plus accessible et de nouveaux formats, sans renoncer à la complexité.

« 50% à 60% de la population ne peut pas lire un texte long. C’est ce que montre l’analyse détaillée des études PISA (étude européenne des élèves de 15 ans) et PIAAC (le PISA des adultes) ».

Voilà le constat d’Emmanuel Parody, journaliste et consultant média qui a décortiqué les études européennes sur le niveau de lecture et compréhension des élèves de 15 ans, ainsi que celle qui concerne les adultes.

Les chiffes officiels montrent une progression de 8 points entre 2012 et 2022 (de 19% à 27%), de la proportion des Français en difficulté de lecture. Mais ce chiffre est en réalité sous-évalué et le problème beaucoup plus sévère qu’on pourrait le croire.

En effet, les études et médias ne prennent en compte que le niveau de lecture et compréhension le plus faible (le niveau 1). Or le niveau 2 mesure un niveau de compréhension assez limité aussi : il n’interroge que les éléments évoqués en toutes lettres dans le texte. Il n’y a pas, à ce stade, de capacité de déduction, d’interprétation, d’abstraction.

Or, l’agrégation des niveaux 1 et 2 correspond à 51% de la population de 15 ans pour le test PISA et 60% des 15-65 ans.

Emmanuel Parody : « En résumé, la moitié ou plus de la population ne peut pas lire et comprendre nos textes. L’écrit c’est fini si vous voulez toucher la grande patrie de la population ».

Les formats et techniques pour gagner la guérilla de l’attention

1. Simplifier le vocabulaire

Emmanuel Parody confie : « Chez Brief Me, ils cherchent à simplifier le vocabulaire pour éviter les figures de style telles “Matignon”, ou “Maison blanche” pour évoquer le cabinet du Premier ministre ou celui du président américain ».

C’était aussi notre crédo chez quoi.info (devenu çaminteresse.fr en 2014) : dire les choses le plus simplement possible, pour permettre au plus grand nombre de comprendre l’information.

Cette façon de procéder se heurte à une culture forte des journalistes qui tend au contraire à montrer le plus possible tout ce qu’on sait. Y compris dans l’emploi des acronymes méconnus et autres jargons métiers.

Comme je l’écrivais jadis dans mon blog, « Les mots doivent être des véhicules de la pensée, pas des instruments de valorisation personnelle, de distinction et partant, de ségrégation sociale ».

C’est d’ailleurs peut-être un biais français, plus largement, car, on m’a parfois accusé d’avoir un vocabulaire pauvre, quand je cherchais à être le plus pédagogique possible.

Ce fut le cas du Book de l’innovation pédagogique que j’ai conçu et rédigé pour la Cegos en 2018. Certains experts interrogés m’ont reproché d’avoir écrit de manière « basique » et « rudimentaire ». Je l’ai évidemment pris comme un compliment.

2. Ecrire simplement

Cela fait partie des formations que j’ai longtemps dispensées, et il y a des techniques simples :

Faire des phrases courtes (surtout en début de paragraphe, pour accrocher l’attention).

Commencer la phrase par le sujet avant d’évoquer le complément (de lieu, de temps, de manière…)

Ex: « Alors que paraît Le Meilleur du Gorafi 2025 et que le média fête bientôt ses quatorze ans, Sébastien Liebus analyse le rôle du Gorafi dans un paysage où la satire politique décline et où la pop culture s’impose comme un nouveau champ de bataille idéologique. »

👉 « Le Gorafi 2025 fête bientôt ses quatorze et publie le meilleur de sa production. Sébastien Liebus, son fondateur, analyse le rôle du Gorafi dans un paysage où la satire politique décline ».

Supprimer les mots ou les morceaux de phrase qui font joli, mais sont confus. Exemple la dernière partie de la phrase : « la pop culture s’impose comme un nouveau champ de bataille idéologique ».(« Champ de bataille » entre qui et qui ? Il s’agit moins défendre une idéologie que de faire rire, et de décrypter les manœuvres politiques, l’air de rien).

Utiliser des mots simples à signification équivalente : « très » pour « extrêmement » ou « remarquablement », « fonction » pour « fonctionnalité »…

Dire les choses avec le minimum de mots : éviter d’être verbeux et redondant. Au-delà de la pédagogie, le temps que l’on fait gagner au lecteur est un service en soi, comme je l’expliquais là.

Ecrire de manière structurée : que se passe-t-il, comment, pourquoi, avec quelles conséquences ? Ces éléments doivent être rassemblés aux mêmes endroits. Rien de pire qu’un article qui passe de l’un à l’autre à chaque paragraphe. Le lecteur perd alors inévitablement le fil.

Garder une homogénéité verbale : si on fait un listing en commençant par des verbes, on reste sur des verbes par exemple.

Proposer une progressivité de l’information. C’est mon mantra du « stop ou encore ». Chaque paragraphe apporte un niveau de compréhension de plus, mais on peut s’arrêter à tout moment.
Comme je le dis en formation : « si le lecteur nous quitte à tout moment – et il nous quittera avant la fin de l’article – repart-il avec un bénéfice dans sa besace ? »

3. Pratiquer le teasing et l’accroche

Le titre est le premier ambassadeur d’un article, tout comme la couverture joue le rôle d’une devanture de magasin. C’est ce qu’a rappelé Eric Le Braz dans sa conférence « nouveaux formats, nouveaux business ». Et ce n’est pas nouveau !

Cela signifie proposer des titres plus longs qui donnent davantage de « biscuit » avant de cliquer. C’est pourquoi les titres s’allongent et le chapôs rétrécissent (voir l’exemple ci-dessous). Une fois sur l’article, on entre tout de suite dans le vif du sujet. Le contexte viendra après, si besoin.

La différence entre « accrocheur » et « racoleur » ? La promesse est-elle tenue ou a-t-on survendu le contenu avec un titre déformé qui crée finalement de la déception ?

4. Utiliser la technique du sablier pour les contenus payants

Il s’agit de ne pas trop donner d’information avant le paywall, sinon plus raison de cliquer. Mais d’en donner suffisamment quand même. Eric Le Braz résume ça très bien dans sa slide :

Les Jours font ça très bien aussi :

5. Employer la « smart brevity »

Cette technique de mise en forme de l’information a été mise au point par Axios, un éditeur américain, connu pour ses nombreuses newsletters.

Sur le fond, elle consiste à découper la complexité en plusieurs parties : pourquoi c’est important (why it mattres), le plan large (the big picture)…

Sur la forme, on évite de dépasser deux lignes par paragraphe, on utilise des listes à puces.


6. Recourir à l’audio et la vidéo pour toucher le grand public

Selon Julien Rosanvallon, DG adjoint de Médiamétrie, les Français passent 4h08 par jour à regarder des vidéos et les moins de 24 ans, 4h52. C’est un usage général et massif.

La consommation de l’audio, elle, représente 2h44 par jour dont 2h12 sur la radio.

Il est évident que les vidéos courtes, très rythmées, à la Brut ou Loopsider présentent une attractivité forte pour tous les publics, et d’autant plus les jeunes qu’elles sont diffusées sur les réseaux sociaux.

Toutefois, Bruno Patino, président d’Arte, oppose plutôt l’information de « push » (qu’on ne choisit pas), du « pull » (qu’on a été chercher soi-même). Il refuse de renoncer à la complexité :

« La vidéo peut paraître moins difficile, mais la responsabilité des médias est d’inviter les usagers dans une démarche similaire à celle de l’écrit : comprendre et faire abstraction ».

Par ailleurs, l’opposition entre écrit et audio-visuel est de moins en moins pertinente, à l’heure de la fusion de ces formats dans les supports. Les articles se vocalisent, les vidéos sont sous-titrées, et tous ces formats sont accessibles à la demande via les IA (ex: Notebook LM).

Conclusion : les évolutions structurelles de l’audience rendent plus que jamais nécessaire l’ adaptation de l’offre éditoriale. Celle-ci doit être plus accessible, plus concise, plus attractive. En tâchant de ne rien sacrifier sur le fond. On voit combien c’est difficile pour une partie du public pour lequel l’audio-visuel semble plus adapté. Mais cela n’exclut pas l’exigence de complexité si importante pour comprendre le monde. Une nécessité de plus en plus vitale sur le plan démocratique, et le ciment social du « vivre ensemble » qu’il faut défendre à tout prix.

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