30 novembre 2025

Temps de lecture : 4 min

Non, l’IA ne libère pas les journalistes des tâches ingrates, au contraire

Fini les tâches idiotes, de la transcription, la saisie, la correction orthographique... l'IA devait permettre de recentrer le journaliste sur le fond : l'enquête, la vérification, le terrain. Hélas, la réalité est moins glorieuse.

Réalisé avec Midjourney (outil IA)

Les outils d’intelligence artificielle devaient produire un « journalisme augmenté ». Libérer les rédacteurs des tâches sans valeur ajoutée pour leur permettre de passer plus de temps sur le fond : l’enquête, le reportage, la vérification… C’est comme ça qu’on nous vend l’IA depuis le début, en tout cas.

Et c’est vrai, que les outils génératifs peuvent gérer des tas de tâches sans grand intérêt journalistique.

Anthopic, l’éditeur de Claude, vient d’ailleurs de publier une étude selon laquelle l’IA générative permettrait des gains de productivité de 80%, soit 1,8% de croissance annuelle pour l’économie US.
 Notamment en débarrassant les salariés de toutes ces tâches chronophages et sans intérêt.

La réalité est hélas très différente de cet idéal. Le Reuters Institute – encore – s’est penché sur l’usage concret de l’IA par un millier de journalistes britanniques, entre août et novembre 2024.

83% des journalistes britanniques utilisent l’IA parfois ou souvent

Le premier enseignement, c’est que l’usage de l’IA par les journalistes est massif. Sans doute nettement au dessus des usages de la population anglaise qui avoisinait les 36% en mai 2024.

56% des journalistes britanniques utilisent l’intelligence artificielle (IA) au moins une fois par semaine. Et parmi eux :

27 % utilisent l’IA chaque jour
29 % utilisent l’IA 1 à 4 fois par semaine

On obtient le total de 83% d’utilisateurs de l’IA en ajoutant les 27 % de journalistes qui l’utilisent moins souvent. Parmi eux, certains utilisent l’IA 1 à 3 fois par mois, d’autres moins d’une fois par mois. Seulement 16 % n’ont jamais utilisé l’IA pour des tâches journalistiques.

Des tâches axées surtout sur le traitement du langage

Voici les tâches les plus fréquentes pour lesquelles ils utilisent les outils d’IA :

  • La transcription/sous-titrage : 49 % des journalistes britanniques utilisent l’IA pour cette tâche au moins une fois par mois (et 8% d’usage quotidien)
  • La traduction : 33 % dont 5% d’usage quotidien
  • La vérification grammaticale/relecture : 30 % dont 14 % d’utilisation quotidienne
  • La recherche de sujets : 28% dont 12% tous les jours
  • Les résumés : 26% dont 11% tous les jours

L’IA est rarement utilisée par les journalistes britanniques pour la génération ou l’édition de contenu audiovisuel. Seulement 6 % des journalistes utilisent l’IA pour la génération d’images fixes et seulement 2 % pour la génération de vidéos au moins une fois par mois. L’utilisation de l’IA pour la modération de commentaires et la mise en page est également relativement rare.

En résumé, l’usage de l’IA par les journalistes britanniques est fortement concentré sur les fonctions qui facilitent l’édition et la logistique du contenu textuel.

L’IA est utilisé principalement comme un outil d’assistance pour les tâches de routine plutôt que pour la création fondamentale de contenu de reportage.

L’IA ne libère pas les journalistes des tâches de faible niveau, au contraire !

L’enquête montre que l’usage fréquent de l’intelligence artificielle (IA) ne soulage pas les journalistes des tâches de faible niveau, au contraire :

Parmi les journalistes qui utilisent l’IA quotidiennement, 59 % estiment qu’ils travaillent trop souvent sur des tâches de faible niveau, un chiffre bien supérieur aux 37 % de journalistes qui n’utilisent jamais l’IA et qui partagent cette opinion.

De même, 50 % de ceux qui utilisent l’IA 1 à 4 fois par semaine estiment travailler trop fréquemment sur des tâches de faible niveau.

Il y a deux explications possibles à ce sentiment :

1. Apparition de nouvelles tâches de faible niveau : le nettoyage des données, la création d’invites (prompts) et la vérification des résultats de l’IA (checking AI output)

2. Excès préalable de ces tâches : une autre explication pourrait être que les journalistes qui se sentent déjà submergés par les tâches de faible niveau se tournent plus vers l’IA. En ce cas, le problème n’est pas l’IA, mais celui-ci n’arrange pas le sentiment perçu. On peut supposer que le nombre de tâches s’allonge car on met moins de temps à le faire, ou que l’IA déplace un peu la nature des tâches de faible niveau, sans changer les choses sur le fond.

De plus, l’enquête révèle que l’usage fréquent de l’IA n’a pas encore transformé la satisfaction professionnelle en ce qui concerne les tâches de haute valeur :

Les utilisateurs plus fréquents de l’IA ne sont pas plus satisfaits du temps qu’ils consacrent aux tâches complexes et créatives (telles que les entretiens approfondis, les enquêtes et les formats de narration interactifs).

Ironiquement, les journalistes les plus satisfaits du temps qu’ils consacrent aux tâches complexes et créatives sont ceux qui n’utilisent pas l’IA du tout.

Les journalistes anglais se méfient beaucoup de l’IA

Environ 62 % des personnes interrogées considèrent l’IA comme une menace importante, voire très importante, pour le journalisme, contre 15 % qui y voient une opportunité importante, voire très importante.

Environ 83 % des répondants sont très préoccupés par l’impact négatif que l’utilisation de l’IA en journalisme pourrait avoir sur la confiance du public.

Par ailleurs, 81 % sont très préoccupés par l’impact négatif de l’IA sur l’exactitude journalistique.

L’absence de stratégie réfléchie sur l’IA

Il est sans doute encore un peu tôt pour s’alarmer, mais cette enquête traduit surtout les défauts de stratégie et d’organisation des médias. Dans un article précédent je mettais en garde les médias contre le productivisme que permet l’IA : « IA dans les médias: gare à la surinflation de contenus bas de gamme ».

Les bénéfices à court terme des outils génératifs sont évidents : on peut gagner du temps sur beaucoup de choses, sur la rédaction, l’illustration, la recherche d’informations… Mais si c’est pour réinvestir ces gains de productivité dans une augmentation des mêmes contenus, cela ne change pas la donne.

Si ces outils ne permettent pas d’améliorer la qualité du service rendu aux lecteurs, ils vont juste déprécier la valeur de l’inflation par inflation mécanique.

Si une réflexion sur la stratégie, l’organisation et la formation des rédactions ne suit pas. L’iA servira surtout ceux qui maîtriseront les interfaces d’accès : Google et consort, une fois de plus. Le déploiement des overviews, AI Mode et autres dispositifs pour tuer le clic, invitent à accélérer le mouvement.

En résumé

L’IA promettait un journalisme plus fort et plus utile. Les rédactions espéraient plus d’enquêtes et moins de tâches ingrates. La réalité montre des usages très basiques et un malaise qui grandit dans les équipes aujourd’hui.

• Les journalistes utilisent l’IA partout. 83% l’utilisent déjà. L’usage progresse vite. Le secteur fait partie des plus équipés dans la population.

• Les usages restent très basiques. Les rédactions emploient surtout l’IA pour transcrire, traduire, relire, résumer ou chercher des sujets. L’IA ne sert presque pas à créer des images ou des vidéos.

• L’IA ne supprime pas les tâches ingrates. Les journalistes qui utilisent le plus l’IA se plaignent encore plus du volume de tâches sans valeur. L’IA ajoute des tâches comme le nettoyage ou le contrôle des sorties.

• Les gains de temps ne renforcent pas le journalisme exigeant. Les utilisateurs fréquents ne passent pas plus de temps sur l’enquête ou les formats complexes. Les non-utilisateurs restent les plus satisfaits.

• La méfiance reste très forte. 62% voient une menace pour le métier. Les journalistes craignent surtout une baisse de la confiance et une perte de précision dans l’information.

• Le manque de stratégie bloque l’impact de l’IA. Les rédactions ne réinvestissent pas les gains pour produire mieux. Elles produisent plus. Les grands acteurs du web captent la valeur si les médias ne définissent pas vite un vrai plan.

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