Quand Google disrupte toute la pub digitale


  • Incertitudes réglementaires, bouleversements technologiques, mouvements stratégiques… Que se passe-t-il dans l’Internet publicitaire ? 
  • Tentative de décryptage avec le patron de Weborama

Voici quelques mois, Google révélait la nouvelle version de sa Privacy Sandbox et le rejet par son navigateur Chrome des cookies tiers à l’horizon 2023. Privés de cookies tiers sur la partie "ouverte" du web, les acteurs de la publicité digitale étaient invités à se fier à un nouveau concept, les FloCs (Federated Learning of Cohorts). Les professionnels ont à peine eu le temps de se familiariser avec ce nouvel outil que Google a annoncé, il y a quelques semaines, qu’il y renonçait au profit d’un autre concept, Topics. Cette fois, ce sont les contenus sur lesquels surfent les internautes qui sont au centre du jeu. Topics sélectionne trois "sujets" consultés par les internautes au cours des trois dernières semaines de navigation (par exemple le fitness, les voyages, le Covid…). 

Deux changements majeurs de règle du jeu imposés en aussi peu de temps par le leader mondial, cela fait beaucoup. Les annonceurs, les éditeurs et les acteurs technologiques de la publicité digitale ont de quoi en perdre leur latin. 

Mouvements tectoniques

Que se passe-t-il donc sur l’Internet publicitaire ? Pour tenter de le comprendre, il faut élargir le champ et prendre en compte les mouvements tectoniques dont il est le terrain depuis quelques mois. Le premier est produit par la profusion et l’incompatibilité des règlements internationaux (en Europe coexistent le, RGPD, la eprivacy, le Digital Market Act, le Digital Services Act…). Surtout le Cloud Act américain et le RGDP ne sont pas conciliables en l’état. La CNIL vient de le confirmer par sa mise en demeure du 10 février, qui estime que les transferts de données vers les États-Unis par le biais de Google Analytics constituent une violation du RGPD. Elle établit donc que ces transferts de données ne pourront pas avoir lieu tant que le niveau de protection des données outre-Atlantique ne sera pas en adéquation avec la norme européenne. Vaste chantier, vu qu’il n’existe aujourd’hui aux États-Unis aucune loi fédérale équivalente au RGPD… 

"Le Cloud Act américain et le RGDP ne sont pas conciliables en l’état"

Le deuxième mouvement nait de la difficulté, dans ces conditions, de transcrire ces règlements dans les échanges électroniques de données, qui sont à la base du fonctionnement de la publicité digitale. L’univers SaaS dans lequel évolue cette dernière est très difficile à remettre en cause, à moins de créer des « univers locaux » en fonction des sensibilités des uns et des autres à la "privacy", avec toutes les difficultés que cela comporterait. Les acteurs de la profession pensaient avoir trouvé une solution avec le standard de recueil du consentement TCF proposé par l’IAB, mais si ce dernier est remis en cause par les régulateurs, il faudra bien trouver d’autres outils. 

Quant au troisième mouvement, il est stratégique et impulsé par Google et les autres acteurs du marché, qui veulent s’approprier les nouvelles exigences de la "privacy" pour changer la façon dont fonctionne Internet. De préférence à leur avantage. Dans le même temps, les géants du marché et notamment Google sont confrontés aux actions de plus en plus larges des autorités de la concurrence aux États-Unis et en Europe. Ils sont pris entre leurs ambitions de domination et la volonté des régulateurs de restreindre leur influence sur le marché. C’est la CMA (Competition and Markets Authority au Royaume-Uni qui a retoqué les FloCs… 

"Google et les autres acteurs du marché veulent s’approprier les nouvelles exigences de la "privacy" pour changer la façon dont fonctionne Internet. De préférence à leur avantage"

Or le marché de la publicité digitale, qui a franchi un nouveau record en 2021 à près de 500 milliards de dollars, devrait atteindre 700 milliards en 2023. S’il est capté à plus de 50 % par Google, Meta et Amazon, les trois entreprises ne sont pas dans la même situation. La publicité est la source essentielle de revenus pour Google. La puissance d’Amazon repose sur des activités diversifiées et en particulier sur sa présence dans le cloud (AWS). Quant à Meta, il est certes le deuxième acteur mondial, mais il semble estimer que sa croissance future dans ce domaine sera entravée à long terme, d’où la décision spectaculaire de faire évoluer son modèle dans les années qui viennent vers un autre univers, celui du métavers, dans lequel il va investir plusieurs dizaines de milliards de dollars. Le potentiel de ce nouvel espace virtuel à monétiser est d’ores et déjà estimé à "plusieurs centaines de milliards de dollars", selon Mark Zuckerberg, avec une approche totalement nouvelle de la publicité et la mise en œuvre de technologies révolutionnaires en matière de puissance de calcul et de data. Une façon de préparer "le coup d’après". Et surtout de se mettre en position d’affronter Google en meilleure position. Les deux géants, qui ont avalé les concurrents plus petits, ne vont pas tarder à s’entre-dévorer. 

Innovations technologiques

Que faire lorsque l’on est annonceur, éditeur ou acteur technologique de la publicité digitale ? Là encore, les situations ne sont pas équivalentes. À tout moment, l’annonceur s’adaptera aux outils qui seront disponibles dans le nouvel univers digital et en profitera même pour tester un maximum de solutions. L’éditeur, dont une partie de l’inventaire (30% aujourd’hui, sans doute 70% fin 2023) est consentless et IDless, est particulièrement concerné par l’abandon des cookies tiers, puisqu’il évolue dans un univers sur lequel le cookie tiers était la devise la plus monnayable. Quant aux acteurs technologiques, ils sont en première ligne pour trouver des solutions compatibles avec le nouvel environnement de la privacy et pour trouver des solutions de gestion dynamique du consentement, qui va devenir un enjeu majeur. 

D’autres outils devront être mis en œuvre pour qualifier les audiences cookieless et consentless, et notamment les technologies contextuelles… à condition qu’elles soient fiables. Développer des outils d’analyse sémantique contextuelle ne s’improvise pas. Ma propre expérience m’a enseigné qu’il fallait y consacrer de longues années de recherche et de développement en matière d’intelligence artificielle et surtout, disposer d’un corpus de data robuste et de très grande ampleur, de façon à atteindre à la fois du volume et de la granularité en matière de connaissance des centres d’intérêt et de comportement des utilisateurs. Ce savoir-faire ne s’acquiert pas en quelques mois. 

"Il faut se préparer à affronter une période d’incertitude, d’expérimentations et donc de risques accrus"

Mais la vérité oblige à dire que, face à cette révolution d’Internet impulsée par Google et consorts, nous n’avons pas toutes les réponses, loin s’en faut, et nous ne pouvons pas encore en mesurer les conséquences à terme sur le marché de la publicité digitale. Il faut donc se préparer à affronter une période d’incertitude, d’expérimentations et donc de risques accrus. C’est aussi une opportunité unique de voir les cartes rebattues et la parole donnée à des acteurs plus petits et innovants, en particulier sur la question de l’inventaire consentless et IDless.

Alain Lévy préside depuis 2005 Weborama, l'un des leaders européens de la publicité en ligne, spécialiste du contextuel et de l’intelligence artificielle sémantique. Il avait auparavant aidé la société à éclore via l’incubateur Startup Avenue, qu’il avait créé en 1999. Diplômé des Ponts et chaussées et du Massachusetts Institute of Technology, il est aujourd’hui Dean's Advisory Council du MIT.